Leila Alaoui, photographe de l’indicible

by La Rédaction

Des yeux qui sourient et pourtant, la peine est visible. Sûrement sourire pour ne pas pleurer. Christine Alaoui nous ouvre les portes de sa magnifique maison des années 30 de la Palmeraie, maison dans laquelle Leila Alaoui a grandi. Il y a ce jardin où elle aimait jouer, l’escalier qu’elle adorait escalader et sa chambre où elle créait déjà. Une maison chargée de souvenirs qui a vu passer les plus grands. Yves Saint Laurent y trouvait refuge, le parfum de Serge Lutens rode encore, les personnalités du monde de la mode, l’architecture, la musique ont laissé des empreintes sur les objets, les murs. La maison est un musée. Chargée d’histoire, de passages, d’âme. Une maison que Christine Alaoui ne souhaite pas quitter, même si elle avoue que le reste de la famille n’y trouve plus son compte, tellement cette demeure rappelle Leila, fait remonter à la surface la douleur de la perte. Et pourtant, avec courage, Christine Alaoui, ouvre les portes de son cœur et raconte sa fille tant aimée. Sa fille qui a laissé un héritage immense et qu’elle se refuse de garder pour elle. Elle souhaite le partager au monde. Ces pages sont les coulisses de ce récit. Cet échange avec une mère, une battante, une photographe qui a transmis une passion à sa fille, lui traçant un bout de chemin qu’elle continue elle-même. Et même si l’on se rend compte de l’importance de l’œuvre de la photographe franco-marocaine, sa famille est là pour rappeler que nous ne savons rien. Partie un 18 janvier, il y a 5 ans, victime des attentats de Ouagadougou du 15 janvier 2016, Leila Alaoui s’en est allée à l’âge du Christ. Et quel symbole ! Lorsqu’on y pense, Leila Alaoui a toujours été décrite comme une belle âme, une sainte qui pense aux laissés pour compte et raconte leurs histoires. Son œuvre le prouve. Son engagement est là. Et cette symbolique du 33 considéré par Pythagore comme un chiffre sacré, les 33 miracles ou les vertèbres chez l’humain, qui sont au nombre de 33. Ce n’est sûrement pas le fruit du hasard. Son œuvre est christique, son cœur est divin. 

Coulisses de tout ce qu’elle a laissé, de son enfance, son art, son engagement, de la maison qui l’a vue grandir à Marrakech, à travers le regard de sa mère, Christine Alaoui. 

« Tu resteras dans l’histoire comme une des plus grandes photographes de ta génération » avait prédit Jean-Luc Monterosso, directeur de la Maison européenne de la Photographie en fin 2015, quelques semaines avant sa mort. Et ainsi soit-il. Cinq ans après la mort de Leila Alaoui, son œuvre voyage encore, impressionne, questionne toujours. La Fondation Leila Alaoui créée en 2016, quelques mois après sa disparition,  par la famille de la photographe est l’exemple même d’un travail sur le travail accompli, tant l’œuvre était immense. « On a créé la Fondation pour archiver son travail, parce qu’elle a énormément travaillé. Une historienne à Genève a pris 2 ans pour archiver le travail de Leila ! Quand on fait une exposition, on tient toujours à montrer son engagement, et on tient à montrer ce qu’elle aurait peut-être fait, elle, de son vivant » confie Christine Alaoui, qui ouvre les portes de la maison familiale, une maison sublime perdue dans la Palmeraie à Marrakech, où Leila a grandi. Une maison où Yves Saint Laurent, ami de la famille, avait ses habitudes, où Serge Lutens, son mentor, lui a donné le goût du beau, où Mahjoub Ahardane, son parrain, lui a transmis sagesse et passion pour l’art. 

Engagement sans faille

Leila Alaoui utilisait la photographie pour faire passer un message, raconter une histoire, dénoncer l’insupportable. Pour elle, la photographie n’était pas esthétique, elle était un moyen d’atteindre un but. Selon sa famille, Leila voulait abandonner la photographie. Elle voulait se diriger vers le cinéma, le documentaire, pour mieux traduire les histoires qui lui tenaient à cœur. Car son engagement et son militantisme ne datent pas d’hier. «C’était extraordinaire, des gens sont venus frapper à la porte de partout le jour de son enterrement. Il y avait ce monsieur qui taillait les palmiers de la maison depuis longtemps, et il nous a appris que, quand Leila était petite, elle demandait constamment si ils avaient soif, elle leur achetait des boissons , elle leur achetait des cigarettes. Je ne savais pas ! Elle le faisait discrètement, elle n’en parlait pas. Ce sont ces personnes-là qui l’intéressaient. Elle a toujours été proche des « laissés pour compte », comme elle les appelait. Elle a eu une enfance très choyée, elle a vécu avec des célébrités comme Yves Saint Laurent ou Serge Lutens. Mais ce n’est pas un monde qui l’intéressait. Du tout. Je me souviens d’un des derniers déjeuners que l’on a faits ici. Il y avait Paloma Picasso. Leila commençait à être connue dans le milieu de la photographie et je lui ai proposé de lui parler. Elle ne voulait pas. Ce n’était pas un monde qui l’intéressait ». Le travail et la vraie rencontre, suffisaient. Pas besoin de strass et paillettes, d’un monde dans lequel elle a grandi qui a fait d’elle ce qu’elle est. Sa mère est fille d’ouvrier français, son père marocain bourgeois, elle est la « petite marocaine » en France et le « petite française au Maroc ». Toutes ces contradictions, ses richesses et ses failles vont faire d’elle, la photographe au regard profondément humain, sauveuse des âmes en peine.  

Anthropologue de la souffrance humaine

«Il y a encore beaucoup de choses que l’on n’a pas montrées encore. Leila a beaucoup, beaucoup travaillé» insiste Christine Alaoui. Comme si elle sentait que ses heures sur cette terre étaient comptées, elle captait l’instant de son objectif, capturait les regards des gens qui ont un message à faire passer, donner la parole à ceux que l’on ne voit pas. Plusieurs expositions sont à venir. 2021 sera l’occasion de découvrir le travail de la jeune photographe partie trop tôt.  Elle a travaillé sur les enfants malades. Elle a une série sur les enfants cancéreux dans les hôpitaux au Maroc. C’est une série qui n’a jamais encore été montrée. « Il y a un travail magnifique qu’elle a fait sur l’Inde. Elle a photographié, pendant 3 mois, 1000 ouvrières dans une usine en Inde. C’est un peu l’équivalent du travail sur les Marocains là-bas. Elle voulait montrer la condition de vie de ces ouvrières qui fabriquent tous ces vêtements que l’on porte, nous, tous les jours ».  Son dernier travail, un projet baptisé «L’Ile du diable», met en scène d’anciens ouvriers de l’Usine Renault, les premiers africains, maghrébins, première génération d’immigrés à s’installer en France. La photographe passe trois mois avec eux, ils deviennent une deuxième famille pour elle. Telle une anthropologue de la souffrance humaine, elle va chercher à comprendre, côtoyer de plus près ce que vivent et ressentent réellement les gens opprimés. Ces conditions difficiles dans lesquelles ont vécu ces immigrés venant chercher le rêve français et qui se retrouvent à travailler à l’aube, dans des conditions précaires pour faire vivre leur famille. La photographe comptait suivre les deuxièmes et troisièmes générations pour comprendre cette crise identitaire, cette rage, cette montée de l’obscurantisme. Un thème qui l’a toujours passionnée…

Rattrapée par ses sujets de prédilection 

Depuis toujours, le sujet du terrorisme la préoccupait. Avant même que cela ne soit un sujet « à la mode », qu’il soit sur toutes les bouches. A 18 ans, en 2000, Christine Alaoui trouve des articles de Newsweek que la photographe a gardés, sur ce sujet-là. « Depuis toujours, elle a été intéressée par le sujet du terrorisme. C’est absolument incroyable que ça l’ait rattrapée dans la vie, qu’elle en soit morte. Elle est décédée à 33 ans. C’est un sujet qui l’a toujours intéressée ». Celle qui anticipait les maux, avait ce don de parler de sujets, d’être préoccupée par des fléaux de la société dont on parle aujourd’hui. « Leila a toujours été en avance sur son temps. Je m’en rends compte maintenant. Elle a réfléchi à ces sujets de société bien avant qu’ils ne soient d’actualité ». Dans la série « Les Marocains », elle était à l’affût des regards qui racontent quelque chose, porteurs d’un passé souvent douloureux. Elle observait, épiait avec bienveillance. Une série qui a beaucoup voyagé, qui est devenue l’emblème du travail de Leila, celle qui savait figer les regards à jamais. Les Marocains n’étaient pas terminés. Elle voulait faire les Casablancais, les mariés…« Le porteur d’eau, c’était l’histoire de quelques secondes. Elle n’était pas satisfaite de sa journée, elle s’est retournée, il se tenait devant elle, elle a pris son appareil photo et a figé ce moment » explique Christine Alaoui, qui connait les anecdotes, les coulisses de son travail, car elle en parlait avec passion. « Elle parlait toujours de son travail, on parlait beaucoup. Elle était très proche de sa famille ». 

Famille unie

«On étaient très proches avec Leila. On s ‘adoraient ». Les murs le prouvent. Les photos de famille, sa relation intime avec son frère Soulaimane plus jeune et sa sœur Yasmina de 5 ans son ainée. Ses amis qui étaient une grande famille pour elle, qu’elle aimait réunir. Sa grande sœur, photographe aussi a beaucoup aidé Leila à retoucher les photos. C’était la grande sœur qu’elle admirait. «Le maitre a dépassé l’élève» avait avoué Yasmina, une retoucheuse exceptionnelle, à sa mère. Pour elle, Leila avait fait un travail de retouche sur les regards incroyables, sur la série des Marocains. D’ailleurs, c’est la grande sœur aujourd’hui, qui travaille sur les photos qu’a laissées la jeune photographe.  « La série des Marocains demande un grand travail de retouches». Mais elle ne le montrait pas, elle travaillait en silence, avançait sans bruit. « Elle ne se sentait pas incomprise auprès des siens. Elle manquait beaucoup d’assurance, elle n’était pas confiante, elle n’était pas sûre de ce qu’elle faisait ». La photographe préférait passer des heures sur son travail. Elle pouvait passer une journée, en pyjama, à réécouter une phrase pour que tout soit parfait, ou travailler une série pour qu’elle soit la plus authentique possible. En novembre 2015, deux mois avant son décès, Leila Alaoui préparait son exposition à la Maison européenne de la Photographie. « Un monsieur formidable, Jean-Luc Monterosso, directeur de la Maison européenne de la Photographie, qui est une des personnalités les plus importantes du monde de la photographie, avait compris avant tout le monde la qualité du travail de Leila. Il le lui a dit et cela lui a donné une assurance incroyable, quelques mois avant sa mort, en novembre. Elle est décédée en janvier. Ça a provoqué un déclic en elle. Ce qui est tragique, c’est qu’elle était partie pour faire des choses incroyables », explique Christine Alaoui qui se rappelle de la réaction de sa fille, après ce mail où il lui disait qu’elle « restera dans l’histoire comme une des plus grandes photographes de sa génération ». « Mais il est fou, pourquoi il a dit ça ? », se souvient, amusée Christine Alaoui, qui explique, de par cette phrase, ô combien sa fille n’avait pas confiance en ce qu’elle faisait, et en la force de ce travail qu’elle était en train d’accomplir. « Elle devait se marier quelques mois après Ouaga « Maman je ne veux pas faire de fête. Je ne veux pas être le centre d’intérêt pendant une soirée » m’a-t-elle dit. Elle était exceptionnelle d’empathie et de gentillesse aves sa famille, ses frères et sœurs. C’était quelqu’un de discret, qui faisait les choses sans parler. Elle était exceptionnelle ».

La photographie pour faire passer le message

« Leila n’était pas une vraie photographe, dans le sens esthétique du terme » confie la mère, modèle de Leila puisqu’il s’agit de la photographe de famille. « J’ai toujours eu un appareil sur moi, pour prendre des photos de tout. J’emmenais les enfants au labo, petits » confie celle qui a transmis la passion de la photographie à Leila. Mais cette dernière ne prenait pas des photos pour la beauté du geste, toutes ses photos avaient une signification. A l’Université, alors que les cours de photographie sont une option, le professeur de Leila lui confie qu’elle était la meilleure élève qu’il avait jamais eue, et qu’il serait dommage de gâcher ce don. « La photographie ne l’a jamais vraiment intéressée. Elle voulait passer à autre chose. A la vidéo, au cinéma». Le cinéma qui a compté dans sa vie. A l’Université, aux Etats Unis, elle se lie d’amitié avec Felipe Barbosa. Un cinéaste à la carrière prometteuse. « Maman tu verras, Felipe deviendra un grand cinéaste » promettait Leila à Christine Alaoui. « Elle me faisait acheter ses films à la Fnac, à chaque fois qu’ils sortaient », raconte la mère qui se souvient d’une fille aimante et loyale, qui encourageait ses amis et s’impliquait avec eux pour tout. Pour lui rendre la pareille,  le réalisateur brésilien qui s’est distingué à la Semaine de la Critique de Cannes en 2017 pour son film « Gabriel et la montagne», souhaite faire un film sur la vie de son amie. « Il va adapter Off to Ouaga » de mon mari, à l’écran ». Un film qui devait se tourner ce décembre, mais reporté à cause de la pandémie. Le scénario est co-écrit avec Othman Zine, photographe et cinéaste mais surtout ami d’enfance de Leila. Un film dont le tournage est prévu pour courant 2021… Un bel hommage de sa famille, de ses proches, de ses amis et surtout du cinéma, dans lequel elle comptait se plonger, corps et âme. Un film pour figer à jamais l’œuvre d’une grande artiste et l’engagement d’une belle âme. Un film pour ne pas oublier. 


Le Père OFF TO OUAGA : Journal d’un deuil impossible

Accueillant et chaleureux, Abdelaziz Alaoui vous accueille chez lui comme s’il accueillait la famille. Si la maison ne lui convient plus et qu’il est d’avis de quitter les lieux, tant il « voit Leila partout », il a choisi d’écrire le journal d’un deuil impossible, celui d’un père qui perd son enfant, sa meilleure amie, sa fierté. Dans « Off to Ouaga » qu’il a avoué écrire en 3 semaines, telle une évidence, il raconte le récit sidérant de l’annonce de la mort et des étapes de l’acceptation du deuil. « J’ai mis du temps à me décider. Après un déjeuner avec un imminent professeur, j’avais le livre en tête. Il me fallut écrire » explique le père de la photographe qui, pendant 3 semaines ne faisait « qu’écrire, manger et dormir ». Il y avait urgence. Dans le roman, on apprend que la famille était à Paris. Leila partait à Ouagadougou pour Amnesty International de la capitale française. « Papa ! Off to Ouaga » lui avait -elle lancé en guise d’Adieu, en quittant l’appartement parisien. Ce 15 janvier, Aziz et Soulaimane rentraient de Paris, Christine venait les récupérer de l’aéroport. Cette dernière échangeait avec sa fille, s’enquérant de ses nouvelles quand la nouvelle tombe. C’est Leila elle-même qui enverra un message pour prévenir qu’elle avait été victime d’un attentat. « Ça va, ça va mais il faut venir me sauver, prévenez Amnesty». La photographe était au Café Capuccino pour acheter une salade quand elle reçoit des coups de feux des assaillants. La famille panique, tout le monde se rue sur les téléphones pour demander de l’aide. Leila, aidé par un homme à moto s’achemine à un dispensaire à côté de l’aéroport. Après plusieurs coups de fils, Leila est transporté à la meilleure clinique de la ville selon l’Ambassadeur du Maroc sur place. Après plusieurs tentatives de rapatriement, son frère fait le déplacement presque le jour même pour être à ses côtés. « She is in bad shape» avouera Soulaimane à son père. On ne dira rien à la mère. Elle succombera à ses blessures quelques jours plus tard. 


La mère : «My selection: New York-Morocco 70’s»

Tel était l’objet de son dernier mail à sa mère. Depuis Ouagadougou. Leila était proche de sa famille. De sa mère surtout. Elle qui a puisé l’inspiration et qui aimé la photographie à travers Christine, tenait à lui rendre la pareille. Pour Leila, il fallait que sa mère expose ses œuvres. Un mail touchant qui date du 12 janvier soit 3 jours avant l’attentat et 6 jours avant sa mort, montre à quel point la jeune photographe était dédiée et généreuse. Depuis Ouaga où elle travaillait beaucoup sur projet photos pour Amnesty International, elle avait trouvé le temps de faire une sélection pour sa mère : « Coucou, J’ai fait une sélection que j’ai retouché rapidement. Je pense que tu dois trouvera plus d’images qui racontent une histoire, une époque. Dans la série des arbres, regarde si tu en a plus… et plus de photos du Maroc dans les années 70 » avait elle écrit, vite depuis son téléphone. Elle s’était proposée de baptiser l’exposition de Christine Alaoui : « 70s by Christina », un clin d’œil à Yves Saint Laurent qui appelait sa mère Christina.
« Yves m’appelait comme ça, il trouvait que ça m’allait mieux. Leila était petite à l’époque et je crois que ça l’a toujours amusé que Saint Laurent m’appelle comme ça. Elle m’a envoyé ce message le 12 vers 19h. Elle est morte à la même heure le 18… »

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