A livre ouvert

by La Rédaction

Dans ses romans, elle explore le thème de l’enfermement, le rapport à la mémoire et à l’espace, les métamorphoses et les failles minuscules qui se glissent dans l’espace de l’intime, mais également les enjeux qui fondent notre rapport à l’émancipation. A livre ouvert avec Lamia Berrada-Berca.

Le dernier livre que vous avez lu

Un Promeneur solitaire dans la foule, de Antonio Munoz Molina

Il s’agit d’un promeneur urbain que ses pérégrinations emportent d’une ville à l’autre, et qui reconstitue au travers de cette flânerie magique un kaléïdoscope de sensations, de visions, de bruits et de perceptions qui rendent compte de la diversité, de la singularité, de la place que peut occuper chaque chose, même infime, dans notre voyage de vie… Le regard que le promeneur porte sur chaque chose traduit puissamment sa manière d’être au monde, chaque fragment développant à travers son champ de perceptions une leçon de vie née de l’expérience vécue, que symbolise un titre en forme de proclamation, de questionnement, d’exhortation, de maxime ou d’oracle… En lisant, on se sent assister au dépliement sensible d’un film de vie qui enchaîne les arrêts sur image comme pour embrasser le sens global de tout ce qui le remplit, sans jamais en épuiser la veine. Quelque chose entre le collage surréaliste et le livre au long cours, placé sous la bannière des rêveries baudelairiennes, du rapport à l’espace/temps de Fernando Pessoa et de Walter Benjamin, et sous le credo artistique de cette réflexion de James Joyce, placée sciemment en exergue : «On ne devrait jamais planifier un livre à l’avance, mais le laisser se former lui-même au fil de l’écriture, au gré des injonctions et des émotions perpétuelles de sa personnalité.» Inspirant !

Le livre qui vous a fait pleurer

Ellis Island de Georges Pérec

Je ne dirai pas qui m’a fait pleurer, mais qui m’a remuée…Parce qu’il touche à la question de l’exil, et que nous sommes tous, je pense, d’une certaine façon des exilés dans ce monde. Des exilés en quête d’une manière harmonieuse de l’habiter pour y trouver notre juste et véritable place… Ellis Island de Pérec, texte aussi court que dense, a servi de voix-off au film éponyme de Robert Bober réalisé en 1980 et restitue avec force la mémoire de « l’île des larmes », lieu de transit et d’espoirs fous pour 16 millions de migrants. Si l’écrivain cherche à épuiser le sens de ce lieu en l’abordant au départ dans le cadre d’une approche documentaire, sous forme d’inventaires, ce qui en fait rapidement un véritable objet littéraire, c’est la manière dont la pudeur de sa réflexion fait entendre en creux la réalité indicible de l’exil, « le lieu de l’absence de lieu ». Ce qui affleure, ce qui finit par émerger d’éminemment personnel et de douloureux de l’histoire de Pérec apporte un écho vibrant de résonances intimes à ce pan de la grande Histoire, et lui procure cette puissance émotionnelle, authentique et juste.

Le livre qui vous a fait douter 

Dans nos langues, de Dominique Sigaud

Je ne dirai pas douter, mais questionner, réfléchir. Aucun livre ne me fait douter parce que je pars avec aucune certitude. Ils continuent simplement d’ouvrir un espace à de nouveaux questionnements…Dans nos langues, de Dominique Sigaud, est un récit qui touche au cœur d’une question fondamentale pour moi, à savoir le rapport à la langue. La langue « objet politique, territoire d’extermination ou d’émancipation », de construction d’une conscience de soi. Au travers de sa vie, de ses voyages, de son métier de journaliste de guerre, du Liban au Rwanda, de son expérience de la maladie, elle livre un magnifique récit introspectif de ce qu’elle a fait de la langue et de la manière dont la langue l’a construite, mais dont la langue détruit aussi, évoquant toutes les langues qui se parlent, de la langue intime à la langue sociale, chacune porteuse de sa singularité : la langue du chirurgien qui l’opère de son cancer, la langue des livres, la langue de Duras, la langue du journaliste, la langue qui s’enseigne en classe, la langue de la mère, et la langue du père… Elle analyse comment la langue libère, façonne, agit -dans ce qui est dit ou ce qui est tu- avec autant de finesse que de profondeur, et invite à un magnifique voyage organique au cœur de la langue de soi : « Il faudra devenir un corps soi-même, une langue à soi. C’est la même chose. 

Le livre courageux selon vous

Tous les livres de Svetlana Alixiévitch 

J’ai été très marquée par La Fin de l’homme rouge, de Svetlana Alixiévitch, qui est un livre-monument ou un livre-tombeau, au choix, en hommage à tous les sacrifiés de la grande Histoire de l’URSS, et qui portent dans leur chair la trace de douleurs et de souffrances ineffaçables… Elle leur restitue leur histoire en leur redonnant une voix et une place au panthéon des héros anonymes, qui fondent le récit d’un peuple. Une incomparable leçon de noblesse, d’humanité et de courage qu’ils livrent, justement, et qu’elle transmet en retour, en honorant chacun de leurs mots à travers ses livres… La Supplication, partition polyphonique d’une puissance extraordinaire résulte ainsi de l’enquête qu’elle a menée auprès de tous ceux qui avaient vécu la catastrophe de Tchernobyl, et dont elle a patiemment rassemblé les témoignages… Toute son œuvre cherche la trace des émotions derrière les faits, au plus près du vécu intime des drames humains : Cercueils de zinc à propos des soldats russes en Afghanistan, La guerre n’a pas un visage de femme, sur les femmes-soldats dans l’Armée rouge durant la seconde guerre mondiale… Et je trouve formidablement intéressant et puissant ce qui se joue là, dans la manière dont une journaliste fait, à partir de ce travail si précieux de la restitution des voix de chacun, le matériau exigeant d’une véritable œuvre littéraire, dans
le cadre de son vaste projet « d’archive subjective et souterraine de la Russie contemporaine »…

Le livre qui vous a fait aimer la littérature

Le livre des fuites, de Jean-Marie Le Clézio

Disons plutôt que c’est l’un de ceux qui m’ont permis de vivre ce que j’appelle être une expérience de lecture, au sens où il ne s’agit pas de lire mais plutôt de ressentir le texte comme une matrice créative à l’intérieur de laquelle se développent mille et un possibles… Le livre des fuites, de J-M G. Le Clézio déborde ainsi les classifications habituelles du roman, et cela me parle. Un type de 29 ans, Jeune Homme Hogan, entreprend un voyage autour du monde pour tout dire, tout montrer, enregistrant dans cette déambulation frénétique -qui a tout d’une fuite en avant- quantité d’images, de visions, qui supposent de les exprimer par toutes formes de langages pour décrypter la réalité sous ses multiples facettes, et tenter de découvrir la vérité du monde derrière les apparences. C’est une radioscopie hallucinée  de ses villes, ses routes, ses ports, ses paysages, ses populations, loin de toute recherche d’exotisme… J’aime le besoin d’évasion authentique de cet homme, engagé dans une forme de quête absolue de l’essence du réel qui pense, d’ailleurs, que « l’exotisme est un vice, parce que c’est une manière d’oublier le but véritable de toute recherche, la conscience.»

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