Gilles Kepel : Question de responsabilité

by Abdelhak Najib

Politologue, sociologue et connaisseur du Monde arabe, Gilles Kepel est connu comme l’un des spécialistes du jihadisme et de l’islam en France. Son dernier livre « terreur dans l’hexagone » publié en janvier 2016, revient sur la vague de terreur, vécue en France suite aux attentats de janvier et novembre 2015. Nous l’avons rencontré au salon du livre de Casablanca et nous sommes revenus avec lui sur les grandes lignes de son livre. Interview.  Par Khaoula Benhaddou

Quel est le message que vous voulez véhiculer à travers votre livre : «Terreur dans l’Hexagone» ?
Dans mon livre «terreur dans l’Hexagone», le message, c’est d’essayer de comprendre ce qui s’est passé en France en 2015, en mettant en perspective novembre et janvier qui ne sont pas tout à fait la même chose. Suite aux attentats de Charlie Hebdo et l’hyper cacher, on a observé ce qui s’est passé lors de la manifestation qui a eu lieu le 11 janvier. Certaines personnes disaient « je suis Charlie» mais d’autres répétaient « je suis Coulibaly» ou je suis « Charlie Le Pen». Par contre en novembre, personne n’a dit « je suis Abaoud » ou je suis « Bataclan ». Lors des premiers attentats, les terroristes avaient visé leurs cibles qui étaient des « islamophobes ». Les policiers musulmant qui servaient avec l’uniforme étaient selon Daesh des apostats et les personnes présentes à l’hyper cacher étaient des juifs» donc ils étaient des cibles légitimes.

Mais pour les derniers attentats c’était différent.
Exactement, d’ailleurs j’ai repris le communiqué de Daesh qui explique que c’est une ghazoua moubaraka contre Paris la capitale de la dépravation. Mon hypothèse c’est qu’en novembre on a vécu la même chose qu’en 97. C’est-à-dire un groupe Takfiriste ou kharijiste qui considère tout pécheur doit être « damou halal ». Et même les musulmans qui ne sont pas dans les rangs de Daesh doivent être tués. Et c’est justement là, la faute commise par Daesh parce que le nombre de sympathisants et donc des recrues va diminuer. Il ne faut que regarder la vidéo épouvantable qu’ils ont diffusée après, où on voit les jeunes qui sont en train d’égorger les syriens prisonniers qui appartiennent aux autres groupent rebelles. Le musulman de base qui va regarder cette vidéo, va-t-il s’identifier à l’égorgeur de Daesh ou va avoir peur d’être traité comme Mourtad lui aussi ? donc on vit un basculement. Cette hyper violence risque d’être destructrice.

Gilles Kepel,Politologue, sociologueCe n’est pas exagéré de parler de terreur vu que les gens continuent de vivre normalement leur vie et de faire la fête ?
Oui bien sûr on continue de vivre normalement mais on ne pouvait pas appeler autrement ce qui s’est passé en France en Janvier. Il faut analyser la logique de la terreur, il y a une économie politique de la terreur, c’est à la fois faire peur à l’adversaire, le terroriser, le démoraliser et multiplier le nombre de morts mais il faut en même temps ramasser le plus grand nombre de sympathisants à la cause le plus vite possible, si on n’y arrive pas, la terreur se retourne contre ses instigateurs.

Dans votre livre, vous parlez de trois générations de jihadisme.
Effectivement, dans le livre, je parle de la génération de Abdallah Azzam le Palestinien décrit comme l’imam du Jihad. Azzam a joué un rôle capital lors de la guerre d’Afghanistan en 97 puisque l’armée rouge se retire de Kaboul. Ensuite, Ben Laden a construit lui, un nouveau modèle qu’il appelle l’ennemi lointain. Il va taper sur les Etats Unis et l’exposer comme un colosse sous pieds d’argile comme ça les masses musulmanes n’auront plus peur de se soulever sous « la raya du Nabi » comme l’écrivait Dawahiri dans son livre mais ça ne marche pas non plus. Ils essayent d’utiliser l’Irak, mais là encore les islamistes sunnites sont pris au piège du conflit entre chiites et sunnites. Et puis on voit Abou Moussaab Souri qui ouvre un nouveau chapitre et fait un mélange entre les deux. Abou Moussab lui s’attaque à l’Europe qui est le ventre mou de l’occident. Il recrute des beurs ou des jeunes français convertis de souches qui vont faire des attentats de proximité qui vont sidérer l’adversaire et lui faire peur. Ces jeunes vont commettre des attaques de mosquées et des agressions contre les femmes voilées, les européens non musulmans quant à eux vont faire des ratonnades, les musulmans se regrouperont et puis la guerre va exploser et ça sera la khilafa.

Et justement Hollande parle de guerre civile, est-ce vraiment le cas ?
Je ne suis pas du tout d’accord. Ceux qui veulent faire la guerre civile, c’est Daesh et Abaoud mais ça ne marche pas la société française n’est pas en guerre civile. En plus une guerre se mène contre un état et Daesh ne l’est pas. La guerre a lieu au levant avec les moyens de guerre, les avions, les missiles… En France et en Europe en général, l’enjeu ce n’est pas la guerre l’enjeu c’est la police, le renseignement et la connaissance du phénomène.

La marginalisation de ces jeunes n’est pas pour quelque chose ?
Oui elle est responsable mais pas uniquement parce qu’on a des jeunes qui ne sont pas marginaux. Il y a aussi une explication psychologique. Le père n’est pas souvent présent et la mère se retrouve seule à gérer toute une fratrie…

La déchéance de la nationalité va-t-elle régler les choses ?
Non, je ne pense pas du tout, je me suis exprimé contre. Au début il y a deux types de français, les doubles nationaux et les nationaux mais maintenant ça a changé. Donc je ne pense pas que ce soit l’enjeu.

Comment ça se fait que les grandes forces n’ont pas pu les stopper ?
Parce que tout le monde a des intérêts avec Daesh. Les russes trouvent que Daesh c’est bien, parce que, si on a à choisir entre Bachar et Daesh, le pire c’était Daesh et c’est ce qui est en train de se produire en ce moment. Les turcs trouvaient que Daesh ce n’est pas si mal parce qu’ils luttaient contre les kurdes et les tenaient en laisse. Et puis les Saoudiens trouvaient que Daesh c’était bien pour détruire le régime de Bachar qui est l’allié de l’Iran. Du coup, Daesh a bénéficié du fait que tout le monde disait qu’ils étaient des monstres mais beaucoup de gens pouvaient les utiliser à leur profit.

Pourquoi insiste- on toujours à attaquer l’islam alors qu’il est lui-même visé ?
Parce que peut être à l’intérieur de l’islam, les voix qui se lèvent contre Daesh ne se font pas entendre suffisamment. L’enjeu c’est l’hégémonie sur l’expression de l’islam, or les salafistes et Daesh ont réussi par la monstruosité à attirer l’attention. Ce n’est pas seulement parce que les médias veulent dire du mal sur l’islam ce n’est pas ça, mais plutôt les voix alternatives se font entendre. Regardez en Afrique du Nord, l’islam malikite qui est la grande tradition aujourd’hui, a beaucoup de mal à se faire entendre face au salafisme, je crois que là il y a aussi une question de responsabilité.

Peut-on s’attendre à des nouveaux attentats ?
On peut le redouter, mais il n’est pas sûr qu’ils soient efficaces.

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