Moulay Hafid Elalamy : Contre la rumeur

by La Rédaction

Il séduit ou irrite, suscite la détestation ou l’admiration, il est l’objet de toutes les rumeurs et de tous les fantasmes. Le fondateur du groupe Saham ne laisse personne indifférent. Et, comble de l’exaspération pour ses détracteurs, il se moque totalement de l’opinion d’autrui. Cela dit, qu’on le considère comme un « entrepreneur brillant et visionnaire » ou comme un « dépeceur d’entreprises sans foi ni loi », force est de reconnaître que tout ce que touche Moulay Hafid Elalamy se transforme en or. Sa réussite à la tête du secrétariat général de l’ONA et d’Agma et l’empire qu’il a construit au sein du groupe Saham (assurance, offshoring, énergies renouvelables, santé…) en témoignent. Son mandat à la tête de la CGEM a transformé l’image du patronat marocain et l’a fait entrer dans le XXIème siècle. A 50 ans, avec le rachat du groupe Colina Assurance, il se lance à l’assaut du continent africain. Il livre ici ses vérités, avec l’absence de langue de bois qui le caractérise. Et dévoile des pans de sa personnalité qu’on ne connaissait guère à cet homme à l’allure de dandy franc-tireur : la nostalgie d’une enfance trop courte, sa passion pour le travail d’équipe et son profond intérêt pour les arts.


Laurence oiknine
Photos : mustapha errami

Parlez-nous de votre enfance à Marrakech. Quels souvenirs en gardez-vous ?
Je viens d’assister à un événement qui m’a ramené des années en arrière. Il s’agissait d’une exposition d’art africain à la Banque du Maroc, place Jamaâ El Fna, à Marrakech. Je suis entré dans cette banque et je me suis trouvé transporté quarante-cinq ans en arrière, alors que j’avais cinq ou six ans. Même si le lieu a été transformé, il a conservé son âme. C’est là que mon père travaillait. J’ai revécu mon émerveillement d’alors devant les plafonds sculptés, les costumes traditionnels des personnes qui faisaient le service. Mon père est décédé quand j’avais dix ans et je n’y étais jamais retourné. Enfant, j’y allais avec lui quand il travaillait le samedi ou le dimanche, dans son beau bureau de directeur. Il me donnait un papier et un crayon et je griffonnais à ses côtés. Y retourner a été un moment plein d’émotion.

Quelles valeurs votre père vous a-t-il transmises ?
Ce qui le caractérisait, ce sont l’éthique et la compassion avec les gens modestes. Il adorait recevoir dans son plus beau salon le gérant de la ferme. Il l’installait à la place où s’asseyait – que Dieu ait son âme – Hadj Omar Ben Abdeljalil, à l’époque Président de la Banque Populaire. Mon père avait autant de respect pour l’un que pour l’autre. Le deuxième élément important, c’est qu’il faisait preuve d’une générosité assez particulière qu’il nous a transmise à travers des moments qui sont restés gravés dans nos mémoires. Par exemple, à la fin de chaque mois, un certain nombre de personnes se présentaient à la maison et repartaient avec des enveloppes. Il s’agissait de veuves ou de gens qui étaient malades et avaient perdu leur emploi. Sur son salaire, mon père prélevait une partie avec laquelle nous vivions et répartissait le reste.

Pourtant, vous n’étiez pas particulièrement aisés ?
Pas du tout. Mon père avait un salaire de directeur de banque. Par la suite, à la demande de Hadj Omar Ben Abdeljalil, il s’était mis en retraite anticipée pour créer la Banque Populaire du Sud. Dans notre jardin, à quelques mètres de la porte d’entrée, une dizaine de chaises étaient disposées sur lesquelles il recevait des gens qui avaient des problèmes familiaux, de business… Comme j’étais gamin, on me permettait d’être là. Je ne comprenais rien de ce qui se disait, mais j’entendais le ton monter, quand il y avait des problèmes de couples par exemple, et je voyais comment mon père, d’une voix très calme, amenait une approche paisible. Il disait des choses comme : « je pense que vous n’avez pas tout vu. La vie est ainsi faite… ».

Pourquoi les gens venaient-ils lui demander conseil ?
Parce qu’il avait cette espèce d’éthique et de sens de la justice. Quand il prenait position, celle-ci était étayée et les gens découvraient que la démarche qu’il avait proposée était équitable. Mes deux frères, ma soeur et moi avons baigné dans cette ambiance et en avons été imprégnés. Un épisode m’a particulièrement marqué : nous étions jeunes et préparions nos vacances depuis plusieurs semaines. Un jour, mon père est rentré du bureau et nous a réunis. Il nous a dit : « voilà, nous avons le choix entre sauver telle famille, dont le père a perdu son emploi depuis plusieurs mois et qui est menacée d’expulsion, et partir en vacances. A vous de décider ». Quand vous êtes gamin, vous ne comprenez pas tout, mais les principes marquent ! Et puis, c’était un père protecteur, qui aimait partager ses valeurs avec ses enfants. Il avait une voiture avec chauffeur, il ne conduisait pas en raison d’un accident de jeunesse qui lui avait fait perdre de l’acuité à un oeil. Il était connu pour son élégance et sa prestance. Pour des enfants, c’est extrêmement important de vivre sous l’ombrelle d’un père admiré aussi par les autres. Sa passion, c’était la nature. Il avait une fermette à une vingtaine de kilomètres de Marrakech où nous allions très régulièrement. Il travaillait avec le personnel, traitait ses arbres. Pour nous, enfants, c’était la fête, nous invitions nos copains. Ça permet de voir dans quel bonheur les gens peuvent baigner avec des moyens limités. Tout était l’occasion de faire la fête, de profiter de la présence de ses amis et de sa famille.

C’est lui qui vous a donné le goût de la musique andalouse ?
Oui, il adorait la musique, et pas seulement la musique andalouse. Il lisait beaucoup et écoutait de la musique dès qu’il le pouvait.

Il a été un sacré modèle…
Pour nous tous, ça a été un modèle assez difficile à porter. Nous devions toujours faire attention à ne pas l’embarrasser dans son travail. Comme il était patron à la banque, il y avait des normes : « Attention, n’acceptez jamais de cadeau de quelqu’un qui viendrait le déposer à la maison ». C’était la même chose pour le personnel : quiconque acceptait un cadeau sur le pas de la porte devait quitter la maison. Nous étions tellement en affection avec notre père qui, lui-même, était très proche de nous, que nous n’aurions pas voulu, pour tout l’or du monde, le mettre dans l’embarras. Il était très ouvert, très moderne, mais il y avait des lignes rouges à ne pas dépasser : l’éthique, la probité, le respect de la parole donnée… Un jour, alors qu’il avait vendu la récolte de sa fermette, on est venu lui en offrir le double, mais il a refusé. Dans la mesure où il n’avait pas encore été payé, je ne comprenais pas son refus. Il m’avait répondu : « si tu fais ça, c’est le début de la fin. L’argent, c’est important pour vivre décemment, mais pas au point de ne pas avoir de parole et une parole vaut contrat ».

Vous pensez parfois à lui quand vous concluez une affaire ?
Je n’y pense pas du tout, mais c’est toujours en trame de fond. Dans le business moderne, où les gens ne vivent qu’avec des contrats, des avocats et des psys, fonctionner avec des valeurs est un peu bizarre. Mais c’est un chemin qui me convient. Je me sens bien dans ce que je fais. De plus, c’est essentiel avec tout ce qu’on croise comme gens malintentionnés qui, s’ils avaient le début du commencement de la possibilité de vous faire du mal, ne se gêneraient pas.

Votre père est décédé alors que vous étiez très jeune. Votre mère a donc pris le relais. Quelle a été son influence sur ce que vous êtes aujourd’hui ?
Elle était en symbiose avec mon père. Elle l’a accompagné, elle a relu les rapports qu’il rédigeait la nuit à la maison. Comme il lui parlait beaucoup, elle était au courant de tout ce qu’il faisait et elle lui donnait parfois des conseils. C’était une grande dame. Elle avait été élevée par mon grand-père, avec une gouvernante anglaise. Elle a fait la Mission française. Et, vers l’âge de 35 ans, elle a décidé de porter exclusivement la tenue marocaine. Elle avait pour son pays un amour infini, à l’excès même : elle trouvait que tout dans notre pays était merveilleux. Elle considérait que notre tenue marocaine était exceptionnelle et plus belle que toutes les robes occidentales. Et elle l’a portée toute sa vie, jusqu’à sa mort, avec fierté et plaisir. Ce n’était pas un effet religieux même si, à la fin de sa vie, elle était devenue très pieuse et adorait se rendre à La Mecque. Elle nous a inculqué, à nous, mais aussi à nos enfants, que – comme le dit la fameuse publicité – le Maroc est le plus beau pays du monde. Ce n’était pas pour l’apparat, c’était profondément ancré en elle. Elle trouvait que nos hommes et nos femmes ont un visage et un caractère particuliers, une authenticité. J’étais très proche d’elle. Comme mes frères et moi vivions à Casablanca, elle a dû nous rejoindre. Le départ de Marrakech a été très difficile pour elle car elle y avait son environnement, ses amis. Je passais la voir chaque jour, m’étant toujours arrangé pour qu’elle habite entre mon bureau et mon domicile. Cet arrêt durait de cinq minutes à deux heures et, chaque fois, nous refaisions le monde.

En vous écoutant, on ne trouve pas ce qui, dans votre éducation, a motivé l’ambition dans les affaires que vous avez manifestée par la suite.
A part mon frère, il est vrai que dans la famille, nous n’avions pas d’ambition dans les affaires, ce n’est pas un trait familial. Ce qui a motivé cette ambition est peut-être que, très jeune, à l’âge de 10 ans, j’ai eu à gérer la ferme. Mes frères et soeur n’étaient plus là et, il y a quarante ans, il fallait que ce soit un garçon qui parle aux ouvriers agricoles. A cette époque, dans le monde rural, une femme n’était pas envisageable comme patron.

Mais un enfant de dix ans l’était ?
Aucun problème ! Un homme ne pouvait pas recevoir d’instructions d’une femme. Ça m’a tellement frappé que je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles la majorité de mes managers sont des femmes.
Après le lycée, pourquoi avez-vous décidé de partir à l’étranger ?
Petit, à l’école, j’étais turbulent. J’ai quand même eu un bac C. Pour les professeurs, j’étais dérangeant parce que je ne travaillais que les matières qui me plaisaient, plutôt les disciplines scientifiques, et quand j’avais de l’admiration pour mon professeur. L’orientation, dans le temps, était dramatique : les personnes qui en avaient la charge n’avaient jamais travaillé nulle part, n’avaient aucune connaissance et vous expliquaient, génération après génération, qu’il fallait être pharmacien ou médecin. Je souhaitais être différent. Or, c’était la naissance de l’informatique. Le seul contact que j’avais eu avec ce secteur était le moment où nous allions prendre des billets à la RAM. Au départ, j’ai décidé d’aller au Japon… Comme, tout de même, c’était compliqué, je me suis rabattu sur les Etats-Unis : je m’étais inscrit avec un copain à Los Angeles. Et puis, quelqu’un m’a parlé d’une école au Canada qui alliait formations théorique et pratique, avec des stages rémunérés. Comme j’avais sauté l’adolescence en raison de la mort de mon père, je n’avais pas envie de me retrouver avec des gens à l’esprit plus jeune dans une université : je voulais continuer à travailler, puisque je le faisais depuis l’âge de 10 ans. J’ai donc choisi Sherbrooke, à 130 kilomètres de Québec et Montréal. La première année n’a pas été simple. Parmi les Marocains relativement nombreux qui étaient là, nous n’avons été que deux lauréats. La deuxième année, comme il manquait un professeur, on m’a proposé d’enseigner aux élèves de première année. Ça m’a appris plein de choses, dont manager des gens proches avec lesquels on doit garder une certaine distance lors des examens. Par la suite, j’ai eu une seconde expérience de professeur : j’enseignais aux actuaires, des spécialistes de l’assurance. Il s’agit du diplôme le plus élevé dans le domaine, l’équivalent des polytechniciens français. Et je me suis retrouvé face à des gens qui, au milieu du cours, décrochaient.

Comment fait-on pour regagner leur attention ?
J’observais les étudiants et je voyais à leur regard que certains n’écoutaient plus. Je me disais alors que j’allais trop vite et je ralentissais, en me disant que j’allais les récupérer. Or, plus je ralentissais, plus ils décrochaient. A un moment donné, je me suis arrêté et leur ai conseillé de prendre un autre cours s’ils n’étaient pas intéressés. Ils m’ont alors répondu que le rythme était trop lent. J’ai donc découvert que, pour retenir l’attention des personnes auxquelles vous transmettez votre savoir, le cours doit être au bon niveau, ni trop lent, ni trop rapide. Avoir une interaction avec des étudiants exige un véritable apprentissage. Cette expérience m’a servi à mon retour à Maroc. Parce qu’il y avait une différence frappante entre travailler au Canada et travailler ici.

Par exemple ?
Par exemple, en tant que vice-président d’une compagnie d’assurance, au Canada, j’étais responsable de la préparation des conseils d’administration. J’appelais donc un directeur de département, je lui annonçais que le conseil devait avoir lieu à telle date et je lui demandais de préparer son rapport. S’il ne comprenait pas mes directives, il réclamait des précisions. Dix jours avant le conseil d’administration, s’il rencontrait une difficulté, il venait me demander de l’aide. Autrement, cinq jours avant la réunion, le rapport était sur mon bureau. De retour au Maroc, quelque temps après mon arrivée, je me retrouve dans la même situation. Dix jours avant le conseil d’administration, je n’ai pas de nouvelles donc, pour moi, tout va bien. Cinq jours, toujours pas de nouvelles. J’appelle la personne responsable qui me répond : « ah bon, le conseil n’a pas été déplacé ? ». Je tombe des nues. Il m’explique : « Comme vous ne m’avez pas relancé, j’ai pensé que le conseil avait été déplacé ». Deuxième chose : quand le directeur est venu me voir, je me suis aperçu qu’il n’avait pas compris ce que je lui demandais. Et ça, nous l’avons pris de nos amis français : on ne dit jamais « je n’ai pas compris ». C’est ainsi que, quand je suis arrivé à l’université au Canada, venant du lycée Victor-Hugo, j’ai été très étonné : un élève a posé une question à un professeur et celui-ci n’a pas su répondre. Il lui a dit : « c’est une très bonne question, je n’y avais pas pensé. Je vais faire des recherches et je te répondrai la semaine prochaine ». Je me suis alors dit qu’il fallait que je change de cours ! Pour en revenir à mon directeur : il ne peut pas dire qu’il n’a pas compris, de peur que vous pensiez qu’il n’est pas capable de comprendre. Alors que parfois, c’est de votre faute : c’est vous qui n’avez pas suffisamment développé.

Qu’avez-vous appris d’autre de cette culture anglo-saxonne ?
Je vais vous raconter une autre anecdote. A l’université, le recteur nous donnait un cours de première année. Avec un copain, nous l’avons croisé dans le couloir. Nous lui avons dit – là-bas, tout le monde se tutoie : « dans ton cours, tout à l’heure, nous n’avons pas compris tel point ». Il réfléchit, trouve une craie dans la poche de son pantalon, s’agenouille et nous fait un dessin sur le sol du couloir ! Une fois que nous avions compris, il a pris la manche de sa veste et il a effacé le dessin avec sa craie ! Il y a deux messages là-dedans. Le premier, c’est « je suis là pour vous » : vous me posez une question, je me dois de vous donner la réponse, peu importe comment. Le deuxième, c’est qu’une fois que j’ai fini, le civisme veut que je remette le sol dans l’état où il était. Appliqué aux relations patrons-employés, cela donne ceci : nous avions un petit restaurant d’entreprise en bas de la compagnie d’assurances. Le plaisir du président, c’était de s’asseoir avec le type qui distribuait le courrier, la standardiste, le vice-président. Il n’y avait pas de hiérarchie autour de la table, tout le monde tutoyait le président et l’appelait par son prénom. A la sortie de la salle de restaurant, il redevenait le président. Ce sont des choses totalement réalisables au Maroc. Lors de la toute première convention d’entreprise au Maroc que nous avions organisée à la Compagnie Africaine d’Assurances, au Royal Mansour, nous avons invité les femmes de ménage et les chaouchs. Ils se sont tenus de façon exceptionnelle. Et, le lendemain, la compagnie était plus propre !

Ils ne sont pas sentis mal à l’aise ?
Pas du tout. Tout dépend de la façon dont vous les recevez. A la Compagnie Africaine d’Assurances, j’exigeais le respect de tous vis-à-vis du portier, parce que le jour où il n’ouvirait pas la porte, nous resterions dehors. Et j’exigeais du portier qu’il soit à l’heure et rasé et qu’il porte sa cravate nouée convenablement, parce qu’il représentait l’image de l’entreprise. La rémunération est essentielle, mais ce qui est fondamental, c’est le respect mutuel et la prise de conscience qu’on fait partie d’un ensemble où l’on a un rôle à jouer. J’expliquais aux collaborateurs qu’ils devaient être attentifs à leur tenue. Quand un coursier arrive mal habillé, mal rasé, etc., il ne doit pas s’étonner d’être mal reçu. Je prends toujours le temps de l’expliquer : il suffit d’une fois et le problème est réglé.

Pour en revenir à votre parcours, comment êtes-vous entré au ministre des Finances du Québec ?
Ils m’ont recruté en tant que stagiaire. J’étais responsable bureautique, conseil auprès du ministre des Finances. Il avait l’obsession de créer un ministère sans papiers. Dans ce cadre, j’ai eu la chance de voyager à travers les Etats-Unis pour découvrir les innovations en matière de bureautique.

Pourquoi n’êtes-vous pas resté travailler au ministère ?
Parce que je ne voulais pas être fonctionnaire. Et puis, outre les deux stages au ministère, j’en avais fait deux autres dans une compagnie d’assurance. J’y suis rentré en tant que petit informaticien, parce que je ne connaissais pas du tout le métier. A la fin de mon deuxième stage, le vice-président m’a proposé le poste de directeur principal, ce qui faisait de moi le patron de mon patron d’alors, le directeur informatique. Ce qui c’est passé, là encore, est une grande leçon. Ce directeur m’avait donné un rapport à rendre au terme de mes quatre mois de stage. Au bout de deux semaines, j’avais fini ce rapport et je le lui ai remis. Il l’a soumis à une commission composée d’ingénieurs de la boîte qui a passé mon rapport au crible pendant trois jours et en a conclu que mes propositions étaient justes. Mon directeur, lui, n’était pas d’accord avec mes conclusions. Il m’a convoqué dans son bureau et nous en avons parlé pendant deux heures. Et là, commence quelque chose qui m’a beaucoup marqué. Mon directeur a rédigé un rapport, l’a joint au mien et les a tous deux montés au vice-président en lui disant : « j’ai un stagiaire avec lequel je ne suis pas d’accord. Voici les deux rapports. Je voudrais que tu tranches ». Ce directeur avait confiance en lui-même et en son patron et le fait de lui montrer le travail d’un stagiaire ne le mettait pas en danger. Au contraire, il savait que son patron apprécierait. Dans cette culture, on accepte de ne pas avoir raison. Dans d’autres économies et d’autres entreprises, quand le patron s’aperçoit qu’un collaborateur est plus efficace que son supérieur, il se dit qu’il devrait se débarrasser du second pour prendre le moins cher. La réaction du cadre est alors de s’entourer d’incompétents, si bien qu’à son retour de vacances, son patron lui dit : « mais comment fais-tu avec tes collaborateurs ? Ils m’ont rendu fou ! ». Là, c’est le bonheur pour ce cadre. C’est ce que, modestement, j’ai essayé d’inverser : j’explique à mes managers que leur valeur est égale à la somme de la valeur de leurs collaborateurs. Il leur faut recruter des personnes de talent, les motiver et les garder.

Pourquoi avez-vous choisi le secteur des assurances ? A priori, ce n’est pas très excitant.
Je ne partage pas votre avis. C’est un très beau métier. Premièrement, sans l’assurance, la moitié de l’économie n’existe plus parce qu’une banque ne vous accordera jamais un crédit si vous n’avez pas d’assurance. Vous-même n’allez pas prendre le risque de perdre votre patrimoine si votre usine brûlait. C’est donc un élément essentiel pour permettre aux gens de faire leur métier en éliminant le risque de leur chemin. Deuxièmement, vous ne voyez de l’assurance que la partie visible de l’iceberg : la personne derrière un comptoir qui vous vend une police d’assurance. Or, derrière, il y a un travail titanesque : la conception du produit, la vente du produit, la gestion du produit, le règlement du sinistre. Et puis il y a toute la gestion financière puisque ce n’est pas avec les fonds que vous récoltez que vous pouvez faire vivre une compagnie d’assurance. C’est en plaçant, en faisant des plus-values, en étant vigilant sur vos investissements, en optimisant votre patrimoine, etc. Ce sont des métiers où vous investissez dans l’ensemble de l’économie du pays. Ce volet investissement vous fait donc croiser tous les métiers, d’abord parce que vos clients sont dans tous les métiers et que vous êtes obligés de les découvrir et, ensuite, de les comprendre pour les appréhender.

Comment s’est passé votre retour au Maroc ? On raconte que vous auriez rencontré Robert Assaraf au cours de vos vacances et que c’est lui qui vous aurait présenté à Fouad Filali.
C’est presque ça. J’étais en vacances au Maroc pour une semaine et j’ai rencontré Abbes Bennani-Smires, qui était propriétaire du courtier d’assurance Agma. Il m’avait proposé d’en prendre la direction générale, ce que j’avais refusé en expliquant que c’était un métier qui n’était pas le mien. C’est lui qui m’a présenté à Robert Assaraf, qui voulait me parler de la Compagnie Africaine d’Assurance. Comme il ne m’avait pas convaincu de rentrer au Maroc, il m’a demandé de rencontrer le président de l’ONA. Ce jour-là, Fouad Filali m’a reçu avec Farid Britel, son conseiller. On a parlé de différentes choses, dont 2M, le câble… Je leur ai expliqué que je vivais depuis près de dix ans au Canada, que j’étais vice-président d’un groupe, que je vivais très bien et que j’avais programmé ma vie là-bas pour le moment. Mais M. Britel a commencé à m’appeler tous les matins en arrivant au bureau : il était 3 heures du matin au Canada ! Je n’osais bien sûr pas lui dire qu’il me dérangeait… Et j’ai craqué… Un jour, une fibre a vibré et je me suis dit : « je plaque tout et je rentre chez moi ».

Qu’est-ce qui vous a décidé ?
J’étais très heureux là où j’étais, mais j’étais un Marocain auquel on a transmis dans les gènes l’amour de son pays. Un Marocain ne peut pas vivre loin de chez lui très longtemps.

Avec Fouad Filali, ça a accroché tout de suite ?
En fait, non. Au Canada, mon Président était un copain. Là, j’entrais dans une structure où je n’étais pas en contact avec le président : mon patron était le directeur général du groupe. Les six premiers mois, l’intégration a été très difficile. Je dirigeais la Compagnie Africaine d’Assurance qui était une entreprise très propre, mais sclérosée, sur un marché où tout le monde se tenait par la barbichette. De plus, j’arrivais au moment où cinq sociétés d’assurances étaient mises sous administration provisoire, donc il y avait un traumatisme, trente personnes en prison. L’ambiance était lourde. Et puis, je découvrais certaines choses dont j’avais perdu l’habitude : la mauvaise foi, les coups bas, les promesses non tenues, les paroles qui ne sont pas là pour démontrer des choses mais pour meubler le temps… Aujourd’hui, quand je reçois quelqu’un qui revient de l’étranger, je m’efforce de le préparer à aborder ces différences. C’est ici chez nous : ce qu’on a vécu à l’extérieur est une période transitoire où on a eu la chance d’apprendre beaucoup de choses dont il faut tirer un maximum de profit. Mais on a tendance à comparer et à essayer de calquer. Alors que, pour évoluer, il faut adopter la démarche inverse : se comparer à soi-même, voir où l’on était et où l’on est aujourd’hui… Et quand on a cette attitude, vivre au Maroc en ce moment est palpitant. Observez les étrangers qui s’installent ici : ils sont heureux, ils apprennent beaucoup et ils nous acceptent avec nos qualités et nos défauts en se disant que l’essentiel, c’est que la trajectoire empruntée par le pays soit bonne.

Quand on dirige une compagnie qui appartient à l’ONA, est-ce qu’on a affaire avec la direction centrale ou à des influences multiples ?
Non, on a affaire à un patron, à la direction centrale du contrôle de gestion et à la direction centrale juridique. Je parle de ce que j’ai vécu : j’étais assez autonome. Après le sas d’acclimatation de quelques mois, j’ai eu la chance de pouvoir avoir un petit laboratoire. Les fondamentaux de la compagnie étaient sains et on pouvait donc faire quelque chose. On a recruté quelques personnes, dynamisé l’entreprise et surtout, pris beaucoup de plaisir.

A quel moment Fouad Filali a-t-il compris qu’il pouvait vous faire confiance ?
Au départ, probablement, par Robert Assaraf. Au sein de l’ONA, j’avais la chance d’être un peu « offshore » : j’étais dans un métier compliqué, qui était un peu une patate chaude et dans lequel ils cherchaient quelqu’un qui savait un peu de quoi il parlait. J’ai vécu des années extrêmement riches parce que je travaillais avec mes équipes. Notre autre partenaire était les AGF, avec lesquels j’avais davantage de contacts. J’avais avec eux des échanges techniques, ils m’apportaient du soutien pour de grosses affaires. Mais, en 1994, au départ de Robert Assaraf, Fouad Filali m’a demandé de prendre le secrétariat général de l’ONA pour restructurer le groupe. Au début, j’ai émis quelques réserves parce qu’on développe des affections avec une entreprise et les personnes avec lesquelles on travaille, mais il ne m’a pas laissé le choix.

Dans le cadre de cette restructuration, quelles sont les failles que vous avez détectées et que vous a-t-on demandé de mettre en place ?
Secret professionnel. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il y avait beaucoup de travail. Il fallait notamment mettre en place du contrôle de gestion. Les comptes consolidés n’avaient pas été instaurés. Il fallait gérer dans le temps la grosse augmentation de capital qui avait été opérée ; mettre en place une gestion des ressources humaines, notamment celle des cadres supérieurs ; remettre à plat toute la partie juridique du groupe. Nous avons nettoyé tout de ce qui devait l’être.

Vous vous êtes alors attiré la réputation de quelqu’un d’intraitable, sans beaucoup d’états d’âme.
Je pense que c’est un peu exagéré. Dès qu’on sortait de l’éthique, j’étais intraitable et sans état d’âme. Et je le suis toujours. Je n’ai aucun problème à remercier un collaborateur qui n’a pas d’éthique. C’était ma mission et elle cadrait parfaitement avec ce que j’avais décidé d’apporter à mon pays. Nous avons fait partir beaucoup de monde à l’époque.

Sous votre houlette, l’ONA a abandonné certains de ses secteurs historiques…
Mais nous n’avons jamais fermé de boîtes en mettant les gens dehors. Nous avons fait du nettoyage quand il le fallait. Nous nous sommes occupés des congés des cadres supérieurs. Quand vous regardiez les décomptes, vous vous aperceviez que certains n’avaient pas pris de vacances depuis 25 ans. Nous leur disions : « soit vous n’avez jamais pris de congés, et vous êtes surhumains, soit vous ne les avez pas décomptés ». Evidemment, nous avons heurté des susceptibilités. Mais on ne peut pas se permettre, en tant que patron, des choses qu’on ne tolérerait pas de ses collaborateurs. On ne peut pas gérer dans l’anarchie, permettre que certains s’octroient des voitures de fonction… Et aujourd’hui, je rencontre des gens que j’ai remerciés à l’époque et avec lesquels j’ai des relations de respect réciproque parce qu’à l’époque, je leur ai expliqué que notre route s’arrêtait là car nous n’avions pas les mêmes valeurs et que nous ne pouvions donc pas travailler ensemble. Il fallait donc que l’un de nous parte.

C’est à ce moment-là que vos relations avec Fouad Filali sont devenues amicales ?
Nous partagions de nombreuses décisions qui dépassaient parfois mon cadre d’intervention dans le groupe. Nous parlions des filiales, de structures, de personnes… Il y a eu un vrai remue-ménage à l’ONA à cette époque, avec une forte volonté de redynamisation, une équipe de Marocains chevronnés et des jeunes avec de belles formations et de belles expériences disséminés dans le groupe. J’avais créé un comité stratégique qui réunissait tous ces gens-là et nous avons décidé ensemble de la stratégie du groupe à proposer au conseil d’administration. Et nous avons exécuté cette stratégie qui était de sortir d’un certain nombre de métiers qui n’étaient pas clairs, où nous n’étions pas majoritaires, etc. C’était une période vraiment palpitante. Nous y avons tous laissé notre santé tant il y avait de travail, mais nous avions la conviction d’apporter quelque chose à notre pays. Puis, Fouad Filali a décidé de prendre un directeur général, Gilles Denisty, avec lequel je n’avais pas d’atomes crochus, et j’ai décidé de démissionner.

Parce qu’il s’agissait d’un Français qu’on parachutait dans le groupe ?
Entre autres. C’était en partie une question de principes, parce qu’on cassait un élan. Des gens qui avaient donné leur sang à ce groupe pendant quatre ans ne comprenaient pas. Et puis je connaissais déjà le candidat, parce qu’il dirigeait OPTORG. C’était un contrôleur de gestion exceptionnel, mais à mes yeux, il n’était pas un directeur général. Sachant que je n’allais pas être bien et que, du coup, j’allais être contre-productif dans le système, j’ai préféré quitté le groupe. Parce que j’estimais qu’après la période d’assainissement, il fallait passer à une phase développement ; or, cette nomination signifiait qu’on allait passer à une période d’austérité. Je n’étais pas d’accord, je l’ai dit à Fouad Filali et je lui ai présenté ma démission.

Il vous a alors proposé 10% de la Compagnie Africaine d’Assurance pour vous retenir ?
Absolument. Mais, d’une part, je ne voulais pas être minoritaire dans une affaire face à un grand majoritaire, quel qu’il soit. D’autre part, la pure vérité est que je n’étais pas en état psychologique de rester. J’étais « un peu » déçu de voir que ce que j’avais bâti avec des équipes qui y avaient cru était remis en question.

Par contre, vous avez accepté Agma. Pourquoi celle-ci et pas l’autre ?
J’étais en période de transfert de consignes à Gilles Denisty et je m’étais mis d’accord avec Mohamed Aouzal, qui était en train d’acquérir ACK, pour que nous l’achetions ensemble. C’est là que Fouad Filali m’a dit : « il n’est pas question que vous alliez dans la concurrence, alors qu’on se sépare dans de bons termes et que c’est vous qui avez décidé de partir. Nous sommes en train de nous séparer de l’activité courtage. Si vous souhaitez aller dans ce secteur, pourquoi n’achetez-vous pas 50% de cette société ? ».

C’est la partie de votre parcours qui fait le plus jaser.
Il faut bien que les gens s’occupent. On leur a expliqué plusieurs fois ce qui s’est passé et ça n’a servi à rien. La réalité, c’est que c’est moi qui, en tant que secrétaire général, ai racheté Agma à Abbes Bennani-Smires au profit de l’ONA, pour 20 millions de dirhams. Un an plus tard, Fouad Filali m’a proposé 50% des actions sur la base d’une valeur de 60 millions de dirhams, soit trois fois le prix d’acquisition ! Je l’avais un peu en travers de la gorge. Qui pouvait me prêter, dans le temps, 30 millions de dirhams ? Ça a chahuté un peu, mais Fouad Filali n’a rien voulu savoir. Je me suis donc tourné vers Othmane Benjelloun qui a acheté 30%, j’en ai acquis 35% et l’ONA a gardé 35%. Othmane Benjelloun et moi avons acheté au même prix, je n’ai eu aucun avantage. J’ai géré la société et ça se passait très bien. J’ai racheté le SIA, puis Lahlou-Tazi. En 1996, l’ONA et Othmane Benjelloun ont souhaité sortir de la société. Je devais trouver une solution : je suis donc allé voir le représentant de Marsh McLennan à Paris, Philippe Carles. Il m’a répondu : « tu rêves en couleur ! Les Américains nous voient, nous, comme exotiques, et nous sommes cotés en bourse ! Tu penses qu’ils vont venir acheter au Maroc une affaire non cotée ? ». Il me suggère alors de mettre Agma en bourse. Je le propose à Othmane Benjelloun et Fouad Filali qui me rient au nez. CFG accepte de faire l’étude. Le projet est accepté par le conseil d’administration d’Agma. On introduit l’affaire en bourse, et elle explose ! Un problème surgit alors entre Othmane Benjelloun et l’ONA. Impossible de réunir les assemblées générales et les conseils d’administration et donc, impossible pour moi de rembourser mon crédit. Je repars chez Marsh McLennan et j’informe Philippe Carles que nous sommes cotés en bourse. Il m’obtient un rendez-vous de dix minutes avec le président, aux Etats-Unis : à midi et quart, 5ème Avenue, à New York. Je prends l’avion pour dix minutes. Finalement, on reste deux heures et demie, on déjeune sur son bureau, du McDo. Pour l’anecdote, le bureau du PDG de Marsh McLennan faisait la moitié de celui de ma secrétaire. Bob Salomon, un gars d’exception. Je lui montre mes trois petits rapports et il me dit : « c’est ça que j’ai demandé à Marsh McLennan et que je n’ai pas réussi à avoir ! ». Il convoque trois de ses directeurs et nous tenons une réunion d’une demi-heure où il explique qu’au Maroc, on fait des choses qu’il réclame en vain depuis des années ! Nous discutons de l’acquisition et il me dit : « si j’ai le management, je vous donne la valeur de bourse plus 30% ». Je rentre au Maroc. Je n’avais pas besoin d’avion, je volais tout seul ! Je rencontre le directeur de l’Office des changes. Ensuite, je vais voir Fouad Filali et lui annonce : « je vais sortir de la société, mais je vous amène comme actionnaire le premier mondial ». Et il me répond : « Pas question ! Il y aura des alliances, à l’avenir, avec d’autres groupes marocains qui viendront vider Agma, laquelle alimente la Compagnie Africaine d’Assurance ». A la suite de cela, il me propose de m’acheter 16% d’Agma, afin d’en devenir l’actionnaire majoritaire. Il précise : « au cours de bourse moins 5% et vous me répondez pas oui ou par non ». J’ai accepté immédiatement. Je lui ai vendu les 16%, ce qui m’a permis de rembourser mon crédit, et j’ai été obligé de vendre le reste de mes actions sur le marché au lieu de céder le tout à Marsh McLennan. Voilà l’histoire du « scandale international » Agma !

On a aussi parlé de manipulations boursières, le cours de l’action étant plus élevé que la valeur réelle de la compagnie.
Alors, comment se fait-il qu’elle continue à flamber à ce jour ? Quand Mourad Cherif  est arrivé à l’ONA, je lui ai dit : « vu la polémique, revendez-moi mes actions ». Il m’a répondu : « on a fait une très belle affaire, pourquoi voulez-vous qu’on vous la revende ? ».

Pourquoi ne vous êtes-vous jamais justifié ? On vous a accusé de manipulation boursière, de délit d’initié……
Tout ce que je vous ai dit là est vérifiable, mesurable. Tous les gens impliqués sont vivants et il existe des papiers qui prouvent mes dires. Je ne me suis pas battu contre ces assertions parce que la vérité n’intéresse personne. Je n’ai jamais été interrogé sur la question, ni par la justice, ni par un journaliste ! Vous allez écrire tout ce que je vous ai dit : vous pensez que quelqu’un va en retenir quelque chose ? Les gens aiment ce qui est croustillant.

On dit que vous avez alors quitté le Maroc.…
Absolument pas ! C’est une histoire qui, comme Agma, est ancrée dans les mémoires. On a dit que j’étais parti au Canada pendant plusieurs années. Je n’ai pas quitté le Maroc plus de deux semaines et mon plus long séjour au Canada a duré quatre jours. Il suffit que ce soit écrit sur un journal, et c’est repris partout ! A un moment donné, on ne fait plus attention. On comprend qu’on fait partie des fantasmes des gens et il faut l’accepter.

Pour en finir avec les rumeurs, on vous prête un grand nombre de mariages et de divorces.…
Je me suis marié une fois, il y a 24 ans, et nous sommes toujours heureux ensemble.

A vous écouter, on a l’impression que vous évoluez dans un monde particulièrement féroce…
Je ne le vis pas comme ça. Je trouve que nous avons de la chance de vivre dans le monde dans lequel nous vivons. Et j’éprouve de la compassion pour les gens nourris de mauvais sentiments. Parfois même, je les comprends, même si je ne partage pas leur point de vue. Par exemple quand quelqu’un dit : « j’étais avec lui en classe, nous n’avons pas eu la même trajectoire. Pourquoi lui et pas moi ? », je peux le comprendre. Mais il ne se pose pas les questions suivantes: « pourquoi ne dort-il pas parce qu’il doit honorer un crédit, alors que moi, je dors bien ? », «  pourquoi a-t-il le stress de payer 6.500 cols-blancs chaque mois et pas moi ? ». On ne se pose pas toujours toutes les questions ou les bonnes questions. Quand on voit quelqu’un passer avec un beau mouton pour l’Aïd, on se dit qu’il est très riche, alors que parfois, il a vendu son téléviseur pour acheter son mouton… On fait des choix dans la vie : faire la fête ou travailler, aider quelqu’un de votre entourage qui a des problèmes ou partir en vacances. Donc, je peux comprendre que certaines personnes, au lieu de s’occuper de développer leurs affaires ou de contribuer au bien-être de leur famille, de leur quartier, de leur pays, s’intéressent au jardin de leur voisin pour savoir s’il est plus ou moins vert que le leur. Mais quand vous regardez à long terme, la personne qui regarde le jardin du voisin, voit inéluctablement son gazon se transformer en paille. Se dire qu’il lui faudrait ajouter de l’engrais ou s’occuper de son arbre pour qu’il donne des fruits l’année suivante est, à mon avis, bien plus bénéfique que de se demander que faire pour que le jardin du voisin dépérisse. Personnellement, je n’ai pas de souci à voir les gens s’agiter.

Votre jardin est bien fleuri…
Hamdoulah ! Quand je vois l’engagement et la détermination de mes collaborateurs et des prestataires avec lesquels je travaille, qui connaissent les entrailles de notre groupe et s’énervent à la lecture d’un article négatif au point que je me retrouve, moi, à les calmer, ça fait partie de mes plaisirs. Je pense qu’il est fondamental de donner un sens à sa vie. Sur le plan professionnel, ce qui m’a toujours intéressé, c’est de contribuer à façonner un modèle. L’important, c’est d’y croire et de faire de son mieux, pas nécessairement d’y arriver.

Après Agma, vous vous êtes lancé dans les centres d’appels. Comment avez-vous eu l’intuition que c’était un secteur d’avenir ?
Ce n’est pas tout à fait une intuition. Dans le temps, nous avions une plate-forme de Mondial Assistance qui avait un centre de contact téléphonique. A partir de là, nous avons créé un centre d’appels. Aujourd’hui, nous employons 4.000 personnes dans ce secteur d’activité.

Puis, vous êtes passé à l’Internet.
C’était un moment d’euphorie. Mais nous en sommes sortis très rapidement parce que cette euphorie était déconnectée des fondamentaux. Je n’arrivais pas à comprendre lorsqu’on m’expliquait que plus une boîte perdait d’argent, plus elle avait de la valeur. J’ai beaucoup de difficulté à investir quand je ne comprends pas le modèle économique.

En 2005, vous avez pris le contrôle de la CNIA, ce que la Banque Populaire ne voyait pas d’un très bon oeil.
Exact. Mais la Banque Populaire n’a jamais soumissionné sur l’acquisition de la CNIA. Elle avait imaginé, envisagé, rêvé de racheter la CNIA, mais ne s’était jamais déclarée. Seule la CDG était en négociation et j’avais eu une discussion avec son patron de l’époque en lui disant : « nous n’allons pas faire de la surenchère. Si la CNIA vous intéresse, je voudrais rentrer avec vous en association ». Il m’a répondu que c’était compliqué parce que la CDG était très engagée dans les négociations. Je lui ai donc dit : « si votre négociation aboutit, félicitations ; si elle n’aboutit pas, tu seras gentil de m’en aviser ». Les vendeurs sont revenus me voir en me disant que les négociations étaient rompues avec la CDG. J’ai néanmoins demandé confirmation au patron de la Caisse. Et, quand l’opération a été conclue, à ma grande surprise, j’ai découvert qu’il y avait plein d’acheteurs virtuels…

Un ou deux ans plus tard, vous rachetiez Saada. Pourquoi avoir opté pour un agrandissement aussi rapide ?
Parce que l’effet taille en assurances est important. D’une part, il y a une taille critique pour amortir vos frais généraux ; d’autre part, il vous faut un réseau de distribution conséquent. Saada était sur le marché depuis des années, mais personne n’avait osé l’acheter. Quand nous l’avons fait, tout le monde a été convaincu que nous déposerions le bilan de Saada et de sa maison-mère, la CNIA. Une fois que Saada a été redressée, certains ont vu ça d’un mauvais oeil en disant que ce n’était pas normal, que c’était toujours les mêmes, etc. Dans la vie, il faut prendre des risques. Si le soir, vous voulez être assis en face d’un feu, il vous faut aller couper les bûches le matin. Et, contrairement à ce qui a été dit, Attijariwafa bank n’a fait aucune faveur à Saham : le premier crédit a été accordé pour le rachat de la CNIA du temps où Oudghiri en était le président. Le second a été débloqué pour Essaada, en pool avec plusieurs banques, sous le président actuel, el-Kettani.

Etape suivante : la présidence de la CGEM. Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir « patron des patrons » ?
Un jour, je découvre dans un journal que la CGEM doit être mise sous gestion par le tribunal de commerce faute de combattants. Je ne pouvais pas accepter que sur le plan international, on apprenne que le président de la CGEM était le président du tribunal de commerce. J’y suis allé en me disant que ça donnerait probablement envie à d’autres de faire de même. Mais personne ne m’a emboîté le pas.…J’ai assumé, mais j’ai annoncé, dès le premier jour, que je n’y allais que pour un seul mandat. Il y a eu un peu d’émoi à mon départ, mais si l’on veut des gens qui viennent apporter bénévolement leur contribution à une association et qui le fassent non pas pour s’accrocher à un poste, mais pour faire du travail, on ne peut pas imaginer qu’ils donnent toute leur vie à un travail aussi prenant. Pendant trois ans, je n’ai pratiquement jamais posé les pieds dans mes affaires. Ça a occasionné des dégâts : j’ai dû provisionner 200 millions de dirhams de pertes ! J’ai fermé trois sociétés : ma société de prothèses dentaires, Cap’Info et Mobisud. Ça n’aurait pas été le cas si j’avais été aux commandes de mon groupe. J’étais dans une phase d’assainissement de Saada, de fusion avec CNIA. Et que de compagnies d’assurances et de banques disparaissent au moment de fusions ! Certaines décisions ont traîné deux ou trois mois, des décisions qu’habituellement nous prenons en vingt-quatre heures, parce que j’étais pris dans des missions, des réceptions, des colloques, dans des négociations de dialogue social… Patron de la CGEM, c’est un travail à plein temps si vous le faites sérieusement. C’est une expérience exceptionnelle, formatrice, qui vous donne autant que vous lui donnez, mais elle vous détruit. Or, quand j’ai répété, un an avant la fin de mon mandat, que je ne postulerais pas à nouveau, personne n’a voulu me croire.

Peut-être parce que vous aviez l’air d’aimer ça ?
Non, j’assumais mon rôle parce que je devais le faire. Je ne pouvais pas prendre la responsabilité de représenter des opérateurs qui le souhaitaient en le faisant à la légère. J’ai donc abandonné mes affaires pour m’efforcer d’être à la hauteur de la confiance que l’on m’avait accordée. Mais si vous le faites sérieusement, ce n’est pas tenable sur une longue période. Les opérateurs doivent comprendre que le sacrifice doit être rotatif.

Que vouliez-vous apporter à la tête de la CGEM ?
Lorsque j’étais en lice, j’ai fait le tour de toutes les régions pour présenter ma candidature et un programme. A chaque assemblée générale, je comparais le programme avec les réalisations. Dans les grandes lignes, je voulais impulser la modernisation de la CGEM ; l’intégration à l’international ; le repositionnement, non plus en tant que syndicat revendicatif face aux pouvoirs publics, mais en tant que partenaire de ces pouvoirs publics ; l’accompagnement de la politique royale. Ça n’a pas été simple au début, mais tout le monde a joué le jeu. Nous nous sommes mis en ordre de bataille derrière Sa Majesté. Toutes les politiques publiques ont été décidées en partenariat avec le patronat. Ce n’est pas que l’oeuvre d’un homme : il y a eu un momentum où nous avons décidé de choisir la politique du pays comme étant la politique de la CGEM. Nous l’avons positionnée en tant qu’interlocutrice. De leur côté, les pouvoirs publics ont placé les opérateurs à leurs côtés en se disant que nous avions quelque chose à leur apporter. Nous avons partagé des idées, nous nous sommes chamaillés, nous ne nous sommes pas aimés tous les jours, mais nous avons abouti à des choses constructives pour le pays. Nous avons reçu les partis politiques avant les élections, une première dans le monde. La patronne du Medef, Laurence Parisot, m’a dit combien elle était envieuse de cette initiative, impossible à mettre en œuvre en France. Tout le monde a profité de ce climat : les opérateurs économiques ont bénéficié des retombées de l’accompagnement des politiques publiques et leurs affaires se sont développées. Et, ce qui est extraordinaire, ils ont fait preuve d’abnégation : la majorité d’entre eux a accepté des décisions qui étaient en leur défaveur mais favorables au pays, parce qu’ils ont compris qu’un jour où l’autre, elles leur seraient bénéfiques. Par exemple, lors du blocage du port de Casablanca, nous avons pris nos responsabilités en augmentant les tarifs de stockage et les opérateurs ont accepté cela ! Ça a permis de débloquer le poumon économique de Casablanca.

Comment trouvez-le patronat marocain ?
Comparé aux autres patronats du monde, il est vraiment de bon niveau. Très sincèrement. Par rapport aux pays comparables, nous sommes très loin devant. Mais même comparés aux patronats des pays développés, nous faisons partie du peloton de tête. Les Italiens, les Espagnols, les Français sont admiratifs du travail, de la relation et des résultats du partenariat entre les pouvoirs publics et le patronat que nous avons instauré. C’est une récompense.

Depuis que vous avez quitté la tête de la CGEM, vous avez encore diversifié les activités de votre groupe, et d’abord dans le secteur de la presse, avec la création des Echos… Vous parliez de vos relations houleuses avec les journalistes. Vous vouliez voir comment cela se passait de l’intérieur ?
C’était une boutade… J’ai été co-fondateur de L’Economiste, ainsi que président et actionnaire de la Vie Economique pendant plusieurs années. Donc, je connais ce secteur. Je trouve qu’il s’est amélioré, mais qu’il lui reste beaucoup de chemin à faire. On est encore dans l’information-rumeur. Peu de supports au Maroc se préoccupent de livrer une information vérifiée, croisée et techniquement gérée. J’ai une faiblesse pour l’entreprenariat, dans tous les domaines. Donc, quand quelqu’un vient me demander de l’aider à monter une structure avec une éthique, une charte, etc., je fais de mon mieux. C’est pour cette raison-là que je suis dans Les Echos. Et j’en sortirai un jour, au même titre que je suis sorti de L’Economiste et de la Vie Economique, peut-être pour rentrer dans autre chose. Ce n’est pas un métier du groupe, ce sont plutôt des activités de « business angel », en espérant contribuer modestement à la naissance de choses qui soient constructives pour l’économie marocaine. Ceci, en accompagnant les opérateurs, en les encadrant et, en cas de dérapage, en leur mettant un miroir pour ce qu’ils se corrigent.

Vous intervenez dans la ligne éditoriale ? Parce que, récemment, vous avez eu quelques démêlés avec Anas Sefrioui.
En aucune manière. Et Anas Sefrioui est un ami. bien qu’on me dise qu’il serait l’instigateur des articles d’Al Massaa à mon encontre. Dans la mesure où c’est un opérateur important, j’ai conseillé aux journalistes de faire leur travail, en rencontrant cette personne. J’ai donc organisé deux rencontres auxquelles celle-ci n’a pas pu se présenter… Maintenant, sur le contenu du journal, il y a une ligne éditoriale en trois points. Premier point : nous sommes un pays musulman assumé et nous ne sommes pas là pour sortir des nouveautés du type « il faut rompre le jeûne dans la rue ». Deuxième chose : il existe des sujets nationaux dans notre pays. Parmi eux, il y a le Sahara. Nous sommes un journal marocain, qui défend les causes marocaines. Troisième point : la monarchie. Nous sommes, avec conviction, derrière Sa Majesté et la famille royale et nous sommes heureux que le Maroc vive les années que nous vivons. Sorti de ça, les journalistes sont autorisés à faire leur travail : je le leur ai dit, expliqué et écrit. Ils peuvent y compris s’attaquer à mon groupe. La seule ligne rouge que j’ajoute à ces trois principes que sont « Dieu, la Patrie, le Roi », c’est l’éthique et l’équité : si vous m’attaquez ou que vous attaquez n’importe qui, vous avez intérêt à faire votre travail technique. Si vous attaquez quelqu’un de façon légère ou farfelue et que l’on vous fait un procès, sachez que je serai absent. Si vous êtes condamné à payer 50 millions de dirhams, vous n’aurez pas un dirham de ma part. Parce que votre incompétence peut faire du mal à quelqu’un et occasionner des dégâts.

Quel bilan faites-vous des Echos, un an après son lancement ?
Je crois qu’ils prennent de la maturité. On peut toujours faire mieux. L’objectif des Echos est de progresser encore et d’avoir un capital ouvert pour institutionnaliser l’entreprise.

Deuxième secteur vers lequel vous vous êtes tourné avant même qu’il devienne une priorité nationale : les énergies renouvelables. Vous vous êtes lancé à quelle époque et avec quel objectif ?
Il y a trois ans, nous avons décidé de débuter dans ce secteur, même si nous n’imaginions pas, à l’époque, que le Maroc pouvait adopter cette stratégie et la développer à ce niveau-là. Nous avons donc créé de petites choses, à l’instar de ce qui se pratique dans le monde, en Espagne par exemple. Je me suis rapproché de T-Solar, qui est leader dans le photovoltaïque, et nous avons signé un partenariat. Puis est venu le projet national, avec Masen, et nous avons posé notre candidature, comme tout le monde.

C’est un domaine dans lequel vous comptez développer ?
Absolument. Nous allons nous inscrire dans tous les projets du Maroc qui cadrent avec les métiers du groupe. On ne fera pas d’industrie, parce que ce n’est pas notre métier, sauf l’industrie pharmaceutique, qui est particulière.

On évoque des rachats de cliniques privées.
Peut-être, à l’instar de ce qui se fait au Portugal et en Espagne. Les textes ne sont pas encore là, mais un partenariat capital privé/corps médical peut apporter une contribution à la santé au Maroc. Dans ce cadre-là, notre métier de l’assurance est en relation directe avec ce secteur. Parmi les pavés de développement du groupe, il y a la finance, l’assurance, le crédit à la consommation, l’assistance, l’offshoring et la santé.

Vous venez d’introduire 15% de la CNIA en bourse. Pourquoi 15% ?
Le fond détenu par le Prince Walid Ibn Talal possédait 12%, qui étaient venus à maturité, et il devait donc sortir. Les premiers contrats d’acquisition avaient été négociés à titre personnel. Mais, chemin faisant, je me suis dit que c’était l’occasion, au moment où a eu lieu l’OPR ONA-SNI, d’accompagner ce mouvement qui était un signal pour la bourse, puisque que le marché retrouvait des liquidités. Je pense que c’était un momentum pour que les émetteurs s’intéressent davantage à la bourse de Casablanca. En tout cas, je pensais retrouver à nos côtés la cohue que provoquaient les introductions en bourse à une époque.

Ça a été plutôt calme ces temps derniers…
Je suis convaincu que ça viendra. En ce moment, les gens sont peut-être un peu frileux, pensant que tous les malheurs de l’économie mondiale sont immédiatement contaminants. Dieu merci, ce n’est pas le cas : le Maroc a été épargné par cette crise. Certains secteurs ont souffert, mais quand on analyse l’économie marocaine dans sa globalité, on peut se réjouir très sincèrement de ce que le Maroc a vécu. La bourse de Casablanca a des vertus positives. Elle n’est pas extraordinaire, mais dans l’état actuel des choses, elle est exceptionnelle. Parce qu’elle est saine, qu’elle n’a pas été contaminée et que le papier est demandé. J’ose espérer qu’elle ne sera pas uniquement un réceptacle pour les opérateurs marocains. Il y a eu un signal extrêmement fort et que j’ai ressenti avec beaucoup de fierté, c’est la cotation d’Ennakl, l’entreprise tunisienne. Il ne faut pas que ça s’arrête : nous, opérateurs marocains, devons y allier et accompagner cette place de Casablanca pour qu’elle devienne une véritable place financière régionale.

La cohue que vous attendiez a eu lieu ?
Nous avons, avec la banque conseil d’Attijariwafa bank, organisé la répartition de façon à ce qu’il n’y en ait pas. Malgré tout, il y a eu une cohue. Nous souhaitions avoir cinq à six fois la souscription que nous proposions : nous l’avons eu 13,35 fois. Ça nous a un peu dépassé mais ça reste raisonnable, nous ne sommes pas dans les délires que nous avons pu connaître, au terme desquels les gens se retrouvaient avec une ou deux actions seulement. Nous sommes satisfaits : les attributions ont été faites correctement.

Comment s’est faite la répartition ?
De façon très concertée entre la banque conseil, nous-mêmes et le CDVM, de façon à trouver l’équilibre optimal pour satisfaire l’ensemble des tranches. Outre les 12% appartenant au fond du Prince Walid, nous avons donné 3% à notre personnel et à notre réseau de distribution, avec une décote de 10% et sans obligation de conserver les actions. Autre petite satisfaction : les deux-tiers de ce qu’ont acheté les employés de CNIA-Saada ont été payés sur leurs fonds propres. La plupart n’ont donc pas utilisé les crédits que nous avions mis en place auprès des banques à des taux très avantageux. Cela signifie que les gens ont un peu d’épargne et que la constitution de la classe moyenne au Maroc est en route. On peut dire ce qu’on veut : le Maroc avance. Ce n’est pas assez, on peut faire mieux, aller plus loin, mais quand on observe des signaux de ce type, c’est réjouissant.

Ce succès vous incite-t-il à introduire une part plus conséquente de la CNIA en bourse ?
Pour l’instant, il n’y a aucune orientation dans ce sens. Ce qui est certain, c’est que, très clairement, le groupe Saham est un industriel de l’assurance et il le demeurera sur plusieurs générations. On rentrera peut-être dans d’autres métiers demain, pour en sortir ensuite, c’est ainsi que le business des groupes fonctionne. Mais l’assurance constitue un « core business » du groupe. Aucune cession n’est en préparation ou en cours.

Votre actualité, c’est le rachat du groupe ivoirien Colina Assurance.
Le groupe Colina est installé dans 11 pays d’Afrique, avec 15 compagnies d’assurance. C’est l’un des groupes, si ce n’est le groupe le plus important et le plus rentable du continent aujourd’hui.

Comment avez-vous mis la main dessus ?
Grâce à trois ans de travail acharné, avec une réelle détermination, une vraie stratégie sur le continent. Malgré plusieurs refus de la part du vendeur, je n’ai jamais cessé d’y travailler. Nous avons tout de même fini par conclure ce deal et nous en sommes très heureux.

Compte-tenu de l’instabilité politique de nombreux pays du continent, n’est-il pas risqué de s’y investir dans l’assurance ?
Non, sauf si toute l’Afrique s’effondrait, ce qui est tout de même difficile à imaginer. Quand vous investissez dans l’assurance, vous investissez pour deux cents ans. Le groupe Colina a trente d’ans d’existence et autant d’années de rentabilité. Quand vous êtes présent dans onze pays et, demain, dans vingt, vous en avez au moins dix-huit qui fonctionnent. C’est ainsi que tous les groupes internationaux se sont développés. Il y a peu, l’Afrique du Nord était considérée comme une zone dangereuse, complexe vu des Etats-Unis ou de Paris. Or, parmi les filiales de tous les groupes des secteurs de la banque et de l’assurance qui ont investi à l’étranger, le GAN, les AGF, etc., la plus rentable est leur filiale marocaine. Aujourd’hui, le groupe croit totalement en ce continent et nous allons nous y engager totalement.

A terme, vous comptez vous étendre à combien de pays ?
Probablement une vingtaine. Les personnes en charge de ce dossier s’y emploient. Je pense que le Maroc a un rôle à jouer au niveau du continent, y compris au niveau du Maghreb. Plusieurs opérateurs économiques ont déjà commencé à oeuvrer dans ce sens et nous allons leur emboîter le pas et participer à ce travail régional.

Le fait de vous étendre sur tout le continent dans le domaine de l’assurance va-t-il vous amener à vous y investir dans d’autres activités ?
Absolument. Je pense qu’il y a des choses à faire en matière d’offshoring, notamment dans les centres d’appels. Un certain nombre de téléopérateurs et de chefs de plateau qui travaillent dans mes centres d’appels viennent d’Afrique de l’Ouest et nous en sommes très satisfaits. A l’exemple de ce que nous avons fait avec l’Europe, le Maroc a un rôle dans le cadre du partenariat Sud-Sud que Sa Majesté a fixé comme une orientation, et le groupe Saham y jouera sa partition. Ce qu’ont fait la BMCE et Attijariwafa bank est remarquable et je pense qu’il faut multiplier ces expériences. Elles sont bénéfiques pour ces institutions parce qu’elles peuvent être rentables ; et elles le sont pour l’image du Maroc et la coopération Sud-Sud dans le vrai sens du terme, c’est-à-dire le développement conjoint. Ça répond aux gènes du groupe Saham et nous avons envie de participer à ce grand dessein. Nous ferons ce que nous pourrons, avec nos petits moyens.

Que sera le groupe Saham dans dix, quinze, vingt ans ?
Il y a quelques semaines, nous avons organisé notre séminaire annuel à Beyrouth, avec l’encadrement. Son thème était : « Saham a quinze ans. Rêvez de Saham dans quinze ans ». J’ai trouvé les personnes présentes très ancrées dans la réalité économique de notre pays et avec des ambitions sans limites. A la limite, en tant que président de groupe, ça m’effraie un peu ! A ce moment-là, l’acquisition du groupe Colina était encore confidentielle mais ils l’avaient pratiquement dessinée, plus modestement, en disant que nous devrions être présents dans cinq pays d’Afrique. Saham ira au gré du travail et de la réflexion menée par ses équipes. Je trouve extrêmement intéressant de partager la stratégie avec les dirigeants. La personne en charge de l’offshoring nous a fait rêver de ce que sera ce secteur dans quinze ans et il n’aura plus rien à voir avec ce qu’il est aujourd’hui : ça laisse rêveur… Dans l’assurance et dans la santé, on nous a également présenté des choses extraordinaires qui méritent qu’on prenne le temps d’y réfléchir. Donc, voici trois secteurs où nous serons probablement encore présents dans le futur.

Qu’est-ce qui motive, vous fait avancer ?
Quand mon équipe et moi arrivons à nous surpasser, que nous réalisons quelque chose sans complexe, en nous disant que nous pourrons servir de modèle dans des pays bien plus développés que le nôtre, c’est un moteur pour nous. Quand la façon dont nous réglons un sinistre devient un modèle, comme le contrat de couverture de l’armée marocaine qui a été dupliqué dans des pays plus avancés, nous avons l’impression de contribuer à la mondialisation. Même chose quand nous lançons des centres d’appels au Maroc, créant ainsi un métier qui fait gagner leur vie à des milliers de personnes. Quand j’ai rédigé le premier rapport sur l’offshoring, en disant qu’on pouvait espérer faire rentrer par ce biais autant de devises au Maroc que le tourisme et presque autant que l’OCP, j’étais le seul à y croire. Aujourd’hui, on y est. Ce sont des choses qui me nourrissent. Les gens pensent que plus vous ajoutez de zéros à votre compte d’exploitation, plus vous êtes heureux. Regardez les modèles autour de nous : je ne suis pas sûr que ce soit le cas. Il y a des gens qui font des choses toutes petites dont ils sont fiers, eux, leurs collaborateurs et leurs enfants. Le modèle que j’ai essayé de pousser au cours de mon mandat de président de la CGEM, c’est ce modèle marocain : celui de l’opérateur décomplexé, capable de gagner de l’argent et de le montrer ; de se comporter en citoyen socialement responsable, c’est-à-dire de payer ses impôts ; d’être fier de créer de la richesse dans ce cadre. Parce qu’a contrario, si on abandonnait ce modèle en proclamant  « vivons heureux, vivons caché », quelque chose qui m’horripile, ne vous étonnez pas que les gens travaillent, amassent de l’argent sur leur compte bancaire et aillent vivre avec en Espagne ou aux Etats-Unis. Soyez honnête, créez de l’emploi, payez vos impôts, prenez soin de vos collaborateurs, et nous serons tous heureux de vous voir démultiplier votre capital ! Si personne ne veut développer son capital et son business, que va-t-on devenir ?

Les opérateurs économiques affirment souvent que le système est ainsi fait que si on veut gagner de l’argent dans ce pays, on est obligé de contourner la loi.
Je ne partage pas cette analyse, mais je la comprends. On est venu m’expliquer un nombre incalculable de fois que, si on voulait gagner de l’argent dans telle opération, il fallait la faire un peu en diagonale. Quand un manager vient me dire ça, je lui réponds : « je comprends. Donc, il vous faut abandonner ou sortir du groupe ». Hamdulah, il y a plein de choses qu’on peut faire dans la transparence. Pourquoi ai-je fait le choix du secteur des assurances, qui est réglementé, contrôlé… ?

 

Questionnaire de Proust

Le principal de trait de mon caractère
La détermination.
La qualité que je préfère chez un homme
L’engagement.
La qualité que je préfère chez une femme
La même que pour un homme.
La qualité que j’apprécie chez mes amis
La fidélité.
Mon principal défaut
Mes principaux défauts : mon impatience et mon exigence.
Ma principale qualité
La loyauté.
Mon occupation préférée
La musique et sculpter des jardins.
Mon rêve de bonheur
La quiétude.
Quel serait mon plus grand malheur
Perdre un être cher.
Ce que je voudrais être
Un érudit.
Le pays où je désirerais vivre
Le plus beau pays du monde, mon pays.
La couleur que je préfère
Le bleu.
La fleur que j’aime
La rose.
L’oiseau que je préfère
La huppe.
Mes auteurs favoris en prose
Naguib Mahfouz, Jean d’Ormesson, Bernard-Henri Lévy, Paul Auster, Abdelhaq Serhane.
Mes poètes préférés
Mahmoud Darwich, Baudelaire, Yeats, Eluard.
Mes peintres favoris
Les peintres marocains, en particulier Nabili, les frères Sadouk, mon ami Mehdi Qotbi, mais aussi Renoir, Monet, Turner, la liste est longue…
Mes compositeurs préférés
Said Chraibi, Nasr Shemma, Brahms et tant d’autres…
Mes héros et héroïnes dans la fiction
Je m’intéresse peu à la fiction.
Mes héros et héroïnes dans la vie réelle
Ibn Batouta, Saint-Exupéry, Gandhi, Frank Lloyd Wright.
Ce que je déteste par-dessus tout
La médiocrité.
Le don de la nature que je voudrais avoir
Avoir l’oreille absolue.
Comment j’aimerais mourir
Entouré des êtres qui me sont chers.
L’état présent de mon esprit
La sérénité.
Ma devise
« La liberté d’autrui étend la mienne à l’infini », devise que j’avais griffonnée sur mon cartable de lycéen.

 

En aparté

Parlez-nous de la Fondation Sherpa.
C’est un fond d’investissement que Saham a créé et que nous finançons en totalité. Jusqu’ici, nous avons accompagné une centaine de projets. L’idée est de fournir des fonds à tous les entrepreneurs naissants ou existants, sur des projets qui sont intelligents et nous semblent pouvoir apporter quelque chose au pays. Nous recevons des projets de toutes sortes, certains tout petits, d’autres technologiquement très avancés. Les promoteurs de ces projets vivent au Maroc, ou sont des Marocains vivant à l’étranger ou des étrangers voulant s’implanter au Maroc. Certains ont besoin de fonds, d’autres ont l’argent nécessaire mais ne savent pas comment mettre leur idée en musique. Nous avons une équipe dédiée qui met ces personnes en confiance et les aide à structurer toute la démarche financière, pour aborder les banques, organiser le management, etc. Nous passons des matinées complètes à l’examen de ces projets et, franchement, c’est émouvant. On détecte tout de suite les gens qui ont la fibre, la volonté, la niaque nécessaires pour être entrepreneurs. C’est quelque chose qui parle à l’ensemble des cadres du groupe : ils parrainent les projets, les accompagnent. A titre personnel, ça me rappelle mes débuts dans l’entreprenariat : je retrouve certaines des erreurs que j’ai commises et je prends le temps d’expliquer où sont les écueils. Ce qui est extraordinaire, c’est quand vous venez de dire à des gens que vous ne croyez pas à leur projet et qu’ils arrivent, grâce à l’énergie qu’ils dégagent, à vous convaincre du contraire. A ma retraite, je l’ai déjà annoncé à mes collaborateurs, le seul poste que je ne lâcherai pas, c’est cette activité à laquelle j’aimerais consacrer plus de temps.

On parle de vous dans les journaux comme de « quelqu’un qui ne recule devant rien ». On vous compare à Bernard Tapie, à Gordon Gekko (ndlr : le personnage de prédateur de « Wall Street », d’Oliver Stone), etc. Ça vous amuse ? Ça vous agace ? Ça vous convient ?
Franchement, ça ne génère aucune émotion chez moi. Chacun est ce qu’il est, avec ses qualités et ses défauts. Je pense que j’ai beaucoup de défauts et je m’efforce tous les jours d’en corriger quelques-uns pour finir, le soir, par trouver qu’il m’en reste encore beaucoup. Etre entrepreneur, c’est ne reculer devant aucune difficulté mais, souvent, les gens font l’amalgame entre le fait de franchir les lignes rouges et d’être déterminé. Avoir la détermination de l’entrepreneur, ne pas accepter de faire l’objet d’une injustice, à ce titre, je ne recule en effet devant rien. Mais je suis attentif à toujours travailler dans le cadre de la loi et le respect des règles. Je suis donc tout à fait à l’aise quand je suis combatif : il est probablement plus difficile de l’être quand on est borderline.

Qu’est-ce que la réussite pour vous ?
Ça dépend des gens et de leurs aspirations. Pour moi, c’est de pouvoir atteindre les objectifs qu’on s’est fixés dans la vie.

Vous vous seriez débarrassé de vos accessoires bling-bling, notamment de votre Bentley et de votre Maserati. Ce geste est-il lié à une prise de conscience environnementale ?
Je suis très amoureux des voitures et la mécanique me parle, au même titre d’ailleurs que pas mal d’assureurs. C’est ainsi partout dans le monde. Quand je cède une voiture, je la remplace.

On vous dit sportif. Quel sport pratiquez-vous ?
J’ai deux séances de sport en salle par semaine auxquelles j’essaie de m’astreindre. Jeune, j’étais joueur de handball, capitaine de l’équipe du lycée. J’aurais bien aimé trouver une équipe de vétérans.

Ceux qui vous ont entendu affirment que vous êtes un très bon joueur de luth (oud). Comment avez-vous découvert cet instrument ?
Dans mon enfance, j’ai été bercé par un groupe d’amis de mon grand frère, qui étaient de véritables virtuoses. J’adore toutes sortes de musiques, avec un penchant pour la musique classique arabe, surtout égyptienne et marocaine. Nous possédons des choses assez exceptionnelles en matière de musique dans notre patrimoine. Je joue le plus souvent pour moi-même : j’essaie de déranger les gens le moins possible…

Vous travaillez à la création d’un musée d’art maghrébin et africain à Casablanca. Pouvez-vous nous en parler ?
La possibilité de l’implanter dans l’ancienne cathédrale de Casablanca serait magnifique. Nous réfléchissons également à un projet sur Marrakech. Je pense qu’il y a des créations très intéressantes dans ce continent. C’est la raison pour laquelle je me suis impliqué dans l’exposition d’art africain de Marrakech, qui a été une très belle réussite. L’art africain a énormément de choses à nous dire. Le Maroc, à mon sens, doit préempter une position de plate-forme et de carrefour d’échanges pour l’art africain. Pour notre part, dans un premier temps, nous allons encourager les expositions et accompagner toutes les initiatives qui permettront à cet art d’être mieux connu et d’éclore et au Maroc de prendre sa place dans ce concert.

Même dans des occasions solennelles, vous arborez toujours des cravates ludiques. D’où vous vient ce goût ?
Les femmes ont la chance de pouvoir ajouter des touches de couleur, porter des bijoux, etc. Nous, à part les cravates et les montres, nous n’avons pas grand-chose.

Vous avez toujours affirmé que vous préfériez travailler avec des femmes. Quelles qualités ont-elles que les hommes n’ont pas ?
Il y a plus de fidélité, plus d’engagement, moins de fanfaronnades, même si cela existe aussi chez les femmes. Ceci dit, j’ai connu et j’ai encore des collaborations exceptionnelles avec des hommes. Mais je trouve que les femmes marocaines sont vraiment exceptionnelles.
La deuxième raison, c’est que, lors de mon passage au ministère des Finances canadien, j’évoluais dans un univers très masculin. Je me suis retrouvé ensuite dans une compagnie d’assurance dont la majorité du personnel et des responsables étaient des femmes : j’ai découvert la manière dont elles géraient leur travail en parallèle avec leurs enfants, leur mari… Je suis admiratif du fait qu’on puisse concilier tout cela.

 

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