Un monde d’illusions

by Abdelhak Najib

Le taximan n’en revient pas. Il est en rogne. Il fulmine littéralement. Il a découvert en regardant Arte, il y a quelques jours, que nous sommes tous surveillés, que nos données personnelles qui circulent sur Internet sont stockées quelque part et servent de Database pour des choses dont il ignore le pourquoi du comment. «Tu imagines que quand je dis bonjour à un ami sur mon compte Facebook, quelqu’un d’autre aux States, en prend note. À quelle fin ? C’est ce qui me turlupine ! En quoi ma vie à moi, chauffeur de rafiot rouge à Casablanca, vivant à Hay Mohammadi, est intéressante pour que l’on se penche sur ce que je fais, qui je connais, comment je mène mes jours, comment je pense et tout le tralala !» Mon ami semble très affecté et il prend la chose très au sérieux. Je le comprends. J’essaie donc d’échanger avec lui pour dissiper un tantinet ses craintes, que je pense très fondées.
Sachant qu’il ne peut rien contre les mastodontes du Net et leurs panoplies hyper sophistiquées et futuristes, je tente de noyer le poisson : « Peut-être qu’ils vont voir à quel point tu dénotes dans le paysage, et ils feront appel à toi pour être le chauffeur attitré du Président ! » Le taxiste n’est pas d’humeur à rigoler. Il dit que par exemple sur n’importe quel truc sur le Net, une fois tu navigues, tu es fiché et on ne te lâche plus. On te suit à la trace, on sait qui tu es et ta vie ne t’appartient plus. Toutes tes données personnelles sont répertoriées dans un immense ordi qui fait de toi un numéro parmi tant d’autres. Evidemment qu’il sait que ces pratiques sont devenues plus corsées après le 11 septembre new yorkais et le fameux Patriot Act. «Tu me prends pour un débile patenté mon frère. Je conduis cette ferraille, certes, mais je lis un peu et je me documente, frangin». Bien sûr qu’il est pour la lutte contre la criminalité et les terroristes là où ils se terrent. Et comment qu’il est d’accord pour tracer les fraudeurs, les pédophiles et toute la racaille maffieuse !
Mais lui, Mr Lambda, le pauvre petit bougre de Kariane Central, qui aurait voulu vivre, ne serait-ce que quelques années pas loin de Central Park, sa vie c’est du pipo, du vide sidéral, du oualo, du néant, qui pourrait même enrhumer la machine qui enregistre tout quelque part aux States ! «Moi et mes données, c’est une perte de temps et d’énergie». Quand je lui dis que dans certains endroits dans le monde, il y a presque une caméra par individu, un zoom en continu sur la vie des gens, le driver pète littéralement un fusible. Il en perd le reste du Nord qui lui restait dans la cohue casablancaise. Et oui, mon pote, tout est filmé 24/24 et 7/7, ad vitam aeternam, à moins d’une catastrophe mondiale comme dans la série «Revolution» de J. J. Abrams. D’ailleurs en évoquant Mr Abrams, j’informe mon ami, féru de téloche que ce dernier a produit une série qui traite du même sujet de la surveillance mondiale intitulée, «Person Of Interest», et qu’il devrait la voir, pour se familiariser avec sa nouvelle vie, d’homme qui compte, dans la sphère invisible de la toile. Le chauffeur de taxi me répond du tac au tac: «Tu sais, quand je vois autour de moi les gens étaler leur vécu sur les réseaux sociaux, je me dis qu’ils sont à côté de la plaque et que le vide qui les ronge est tel qu’ils sont obligés de tout déballer, de tout dégoupiller, le vrai et le faux juste pour avoir l’impression d’exister. Et là, depuis ce reportage sur Arte, je me dis à moi-même que je suis en prison, comme plusieurs autres milliards sur cette terre. Ma vie n’est pas tout à fait la mienne, et je ne suis pas si libre que je le pensais. Peut-être même que je ne suis pas libre du tout et que ma vie n’est qu’illusion».

   

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