Véridique. En quinze minutes dans unlangue une jeune fille de 19 ans a parlé une langue bien à elle. Une langue à laquelle, on ne comprend traitre-mot, ou alors quelques bribes. Une espèce de code comme dans une secte où seuls les pratiquants ont les outils pour décoder les messages. Voici des morceaux choisis : «t’a checké tes gossips? Je t’ai sendé tout ce que j’ai liké. Si tu kiffes, tague Jehd. Moi les tofs, je les trouve Waw. Mort de rire, la P… in red. Mout Style.» Et un quart d’heure du même débit, sans discontinuer. La vérité, je n’ai pas pu tout comprendre, encore moins tout retenir. Le chauffeur de taxi risque une sortie : « mademoiselle c’est quoi comme langue ce que tu parles là ? » La fille lui répond en arabe mélangé à du français, un zest de darija délavée et quelques brins d’anglais, que « c’est la langue teenage, le slam des djeunes.» «Mais c’est un dialecte entre vous alors ? Vous êtes combien à le parler, dix, vingt, cent ?» Il faut dire que dans la communauté du Net, des smartphones et autres gadgets portables, c’est le seul langage qui vaille. Nous sommes dans l’ère du selfie, à une épqoue où pour dire, je veux aller voir un film, on dit : « sui tro happy pr le 6né”, à traduire dans une langue plus commune par : “je suis trop heureux pour le cinéma”. Ou alors quand on veut envoyer un message à un ami, on lui écrit dans une langue code du style: “@+” : à plus ou alors “aucun : ok1”, “b1to” : bientôt ou encore “F2f” : face à face.
Bref, il n’y a là rien d’extraordinaire. Ce type de lexique, on l’apprend très vite, une fois on se met à le pratiquer, sauf qu’il a un impact sérieux sur la langue, la vraie langue, celle où on utilise des phrases, avec du vocabulaire qui change, des adjectifs, des adverbes, des virgules, des points, des points-virgules, celle où l’on dit à son ami: je veux bien venir avec toi au cinéma, mais j’ai du travail à finir et non pas: “J’tdr ms suis oqp, ok ?”.
L’autre jour, dans un lycée où j’ai rencontré des jeunes, j’ai eu un large apercu sur la richesse de leur vocabulaire. 20 à 30 mots à tout casser. Et je suis franchement généreux. En deux heures d’échanges, les jeunes ont dit pratiquement tous la même chose, avec presque les mêmes phrases utilisant les mêmes vocables. Inutile de vous dire que pour eux, je sortais d’une autre époque, très lointaine, où l’on parle encore bizaremment en utilisant des mots qu’ils ne connaissent pas comme: “je suis ravi”, “j’ai pris du plaisir à échanger avec vous sur ce thème”, ou encore, “J’espère que l’année scolaire se soldera par un franc succès”. Aujourd’hui, il n’y a pas un jeune, un enfant qui n’ait pas recours à ces abréviations pour envoyer ses textos. Sur les emails, c’est encore pire. On peut tomber sur des phrases incroyables. Quant aux réseaux sociaux, il y a là un florilège de perles et de trouvailles à tomber par terre. Faites un tour, lisez et imprégnez-vous de l’état des lieux des langues utilisées. Je ne sais pas quelle langue nos enfants parleront dans vingt ans, mais à coup sûr, ce n’est pas celle que je parle aujourd’hui ni en arabe, ni en français, ni en aucune autre langue. J’ai même rencontré des journalistes l’autre jour qui n’écrivent que par des abréviations. J’étais largué. On me dira, c’est l’air du temps et que de tout temps justement, on a créé des codes pour faciliter les échanges ou rendre les slingues plus énigmatiques. Argot veut d’ailleurs dire hérmétique, caché chez les anciens connaisseurs. Mais aujourd’hui les langues à venir sont toutes synonymes d’indigence et de mort de l’imaginaire. Des morceaux de dialecte numérisé avec un nombre fixe de mots et de signes fermés à toute initiative de créativité.
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