Tahar ben jelloun : Partir c’est revenir

by La Rédaction

Avec son nouveau roman “partir”, le plus célèbre des ecrivains marocains revient sur les devants de la scène littéraire francophone. dans cet entretien, tahar ben jelloun nous parle d’immigration, mais aussi de son statut de mal-aimé de la classe littéraire marocaine.   Propos recueillis par hicham smyej

Partir. Pourquoi ce titre ?
Partir est un verbe violent, qui a plus d’un sens, celui de quitter un endroit. On peut partir dans le sens de disparaître, de s’arracher d’une situation, d’abandonner son identité, d’infléchir son destin, de détourner la ligne tracée par la vie. J’avais en tête ce titre dès le début de l’écriture du roman. Mais c’est seulement après l’avoir terminé que j’ai saisi cette multiplicité de sens que recelait ce mot.

Il porte sur un sujet d’actualité : l’immigration. Pourquoi aujourd’hui ?
En réalité, la question de l’immigration sera toujours d’actualité. Et l’idée du roman date exactement de septembre 1992. J’étais à Tanger et j’ai vu, pour la première fois, des Africains rôder autour du port. Ce fait m’a tellement interpelé qu’en rentrant en France, je l’ai relaté dans Le Monde, dans un article intitulé «Ombres africaines à Tanger». Et depuis cette date, l’idée me trotte dans la tête. Elle a pris le temps de mûrir, de se nourrir d’événements et de choses qui m’ont touchés, comme l’image de ces jeunes manifestants devant le Parlement marocain, pour devenir un roman.
C’est une fiction, et non pas un essai ni un document, avec laquelle je veux démontrer que l’immigration n’est pas la solution. Qu’on ne peut trouver ses solutions chez les autres, mais chez soi et en soi.

Que pensez-vous des récentes propositions de Nicolas Sarkozy, ministre français de l’Intérieur, en matière d’immigration ?
Sarkozy veut être élu avec les voix du FN. Et pour cela, il multiplie les initiatives politiques pour séduire les sympathisants d’extrême droite. Quand il parle d’immigration choisie, tout est dit. Il est ainsi question de sélectionner les meilleurs éléments dans les pays du Sud et d’appauvrir ainsi ces derniers des rares richesses qu’ils recèlent. Pire encore : l’Europe a aujourd’hui besoin de main-d’œuvre ? Il lui suffit d’aller faire son marché. Et une fois que cette main-d’œuvre ne sera plus utile, on la renverra chez elle. C’est ce qui revient à traiter des êtres humains comme des briquets jetables…

Il faut dire que les événements de novembre dernier ont apporté de l’eau à son moulin…
Les émeutes des banlieues sont un problème franco-français. Ses protagonistes ne sont pas des immigrés. Ce sont des enfants d’immigrés, qui sont cependant français de naissance et de nationalité et qui n’ont jamais été reconnus par la France. Il n’ont été pris en considération que par la police et la justice, car on ne voyait en eux que des délinquants ou des futurs délinquants.
Et c’est un problème qui n’a jamais été véritablement traité ni par la gauche ni par la droite ; et qui a fini par éclater sous cette forme. Le pire, c’est que malgré tous les messages adressés à l’Etat français, ce dernier continue à envoyer une fin de non recevoir. Et cela risque malheureusement de repartir au moindre incident. Parce que le problème ne peut être résolu qu’à long terme et, jusqu’à aujourd’hui, aucun gouvernement français ne s’est donné les moyens ni la volonté politique de le faire.

On ressent dans votre livre une nette différenciation entre cette immigration désespérée, enfantant des réfugiés économiques déracinés, et une immigration
plus digne. Est-ce votre vision de la chose ?
Je suis opposé à l’immigration clandestine, car elle ne fait de bien à personne. Ni à celui qui risque sa vie, ni au Maroc qui perd sa sève, ni au pays dont on force la porte. Elle ne fait du bien qu’aux passeurs et aux mafieux qui profitent de cette désespérance. Donc, j’imagine une nouvelle politique d’immigration qui serait basée sur des principes de droit, de dignité et d’égalité. Pour cela, il faudra que l’Europe en arrive à négocier avec les pays du Sud en les traitant d’égal à égal.

On vous a souvent reproché d’être un écrivain marocain de «l’extérieur»…
Je pense qu’avoir un peu de distance permet de mieux voir la réalité et de mieux la décrire. Il est évident qu’avoir un certain recul est souvent bénéfique. Mais recul ne veut pas dire s’éloigner ou devenir étranger à cette réalité. Je n’ai jamais tourné la page. J’ai toujours gardé le contact avec mon pays, je me suis toujours minutieusement informé sur son actualité sociale, culturelle et politique. C’est parfaitement normal, puisque c’est mon pays. D’ailleurs, toute mon œuvre parle du Maroc. Je suis marocain et personne n’a le droit de prétendre le contraire.

On vous dit également un fabricant de cartes postales…
J’ai toujours préféré ne pas répondre à des provocations de ce genre. On a le droit de ne pas aimer ce que j’écris, ce qui est parfaitement légitime. Je n’oblige personne à acheter mes livres. Mais personne n’a le droit de me dire ce que je dois écrire. Je ne prétends pas raconter le Maroc tel qu’il est, avec la précision technique d’un sociologue. Je raconte ce que je ressens, je raconte un Maroc qui est le mien, et qui n’est pas forcément celui des autres.
La vérité d’un romancier n’est pas celle du scientifique ou de l’historien. Sa seule vérité est celle de sa sincérité. Et si je donne une image qui ne plaît pas à certains…

À quoi attribuez-vous donc ce statut de mal-aimé ?
Oui, je ne suis pas aimé de tout le monde et j’avoue que cela ne me touche plus. Ceux qui critiquent ce que je fais sont en général des gens qui ne me lisent pas. Et je comprends que celui qui cherche à écrire, à publier et à être reconnu sans y arriver, soit en colère, pas seulement contre moi, mais contre tous ceux qui réussissent à sortir du lot. C’est un fait assez répandu dans les pays du Sud où les possibilités de s’exprimer, d’exister et de s’épanouir en tant que créateur sont rares. Je ne le prends pas contre moi, je constate que la situation des créateurs dans ces pays est difficile. Cela dit, la polémique autour de « Cette aveuglante absence de lumière » ne relève pas de ce fait. Il s’agissait d’une opération savamment organisée en vue de ma destruction. Mais l’important, c’est le texte. C’est lui qui restera s’il est bon et le temps dira la vérité un jour. Moi, je continue, j’avance, je travaille et c’est là ma seule réponse à tant de malveillance et de dénigrement.

« Pour autant, le Maroc d’aujourd’hui n’a absolument rien à voir avec celui qui m’a poussé à le quitter. »

Revenons au roman «Partir». Le moins que l’on puisse dire, c’est que vous n’y êtes pas tendre avec le Maroc…
On ne peut pas être hypocritement tendre avec ce qu’on aime. Je suis sévère parce que, quand on aime son pays, on ne lui souhaite que le meilleur et qu’il devienne meilleur. Pour autant, le Maroc d’aujourd’hui n’a absolument rien à voir avec celui qui m’a poussé à le quitter. Les jeunes générations n’ont pas idée de la différence et des acquis du nouveau Maroc.

Le dernier chapitre de «Partir» s’intitule «Revenir».
Effectivement. J’ai voulu terminer ce roman avec une note d’espoir, avec un chapitre ouvert sur l’avenir. Car j’espère qu’on pourra, un jour, revenir dans ce pays avec bonheur, et non pas forcé, en recevant un coup de pied dans le derrière.

Est-ce que Tahar Ben Jelloun pense, justement, un jour à revenir ?
Je vous dirai que je suis jamais « parti », du moins définitivement et encore moins en exil. Je reviens plusieurs fois par an dans mon pays. Il est aussi vrai que j’envisage de plus en plus de m’y installer. Et si je ne l’ai pas fait jusqu’à présent, c’est parce que j’ai un fils trisomique et qu’il a un suivi scolaire et psychologique spécial en France. C’est pour lui que nous restons en France.

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