Nabil Ayouch : « De voir le film en arriver là, c’est cataclysmique »

by La Rédaction

Standing ovation émouvante ce jeudi soir au Palais des festivals de la 74ème édition du Festival de Cannes pour  » Haut et Fort » de Nabil Ayouch, en compétition. Le public a été séduit par une oeuvre authentique et pleine d’espoir malgré la douleur et les maux d’une jeunesse en quête de liberté. Tête à tête avec un cinéaste qui vient de signer un de ses films le plus intimiste et accessible.

  1. Comment on se sent quand on est en compétition à Cannes avec un film aussi intimiste et fort ?

C’est une édition particulière qui marque une espèce de retour ou de renaissance. L’on se sent bien lorsqu’on apprend la nouvelle. D’abord parce que c’est une première et c’est formidable pour le pays et toute l’équipe qui a participé au film. Et parce que le film attendait ça quelque part. Le film montre une énergie positive de cette jeunesse. Un film dont le cri devait être entendu. Je ne voulais pas que ce cri soit étouffé et sorte dans une période morose. Je suis ravi et reconnaissant qu’il ait raisonné en compétition et dans une grande salle devant le monde.

2. Vos films flirtent souvent avec le documentaire. Avez-vous besoin qu’un film ait du sens pour le fabriquer ?

Ce qui est sûr c’est que mes films s’inscrivent dans une démarche globale qui inclut mon engagement sociétal, dans la société civile à travers la Fondation Ali Zaoua. Ce film est encore plus lié à ces engagements puisqu’il est né d’une rencontre avec un gars génial qui s’appelle Anas. Il est venu nous voir aux Etoiles de Sidi Moumen pour nous dire qu’il voulait transmettre le Rap. Il avait décidé d’arrêter le Rap. En créant un programme : le positive school de Hip Hop qui inculquerait les valeurs positives de ce genre musical. Il est venu, il a mis en place ce programme il y a 5-6 ans et il a eu un succès immédiat. Je les ai observés au centre. Il y avait des battle, des numéros de danse dans le centre. Je les ai trouvés incroyables dans le façon de se raconter et de raconter le monde mais aussi intriguant, dans le sens où assez vite je me suis demandé pourquoi ? D’où viennent ces paroles ? Ces textes. J’ai décidé de m’assoir avec eux un samedi après-midi. Ce samedi après- midi a pesé lourd dans ce que j’ai appris sur la vie. C’est là où j’ai décidé d’écrire une fiction basée sur leurs vies…

3. Qu’avez-vous appris de ce film ?

J’apprends d’Anas, j’apprends d’eux, j’ai l’impression que ce qu’ils ont à nous transmettre est très précieux. J’apprends et j’entends. Les gens devraient plus entendre ce que cette jeunesse à nous dire. On fait semblant de les écouter mais on ne les écoute pas pour de vrai. Ça me bouleverse parce que j’ai l’impression de me voir quand j’étais jeune. Il y a beaucoup d’émotion qui transparait dans ce qu’ils disent. On sent le vécu viscéral, organique. J’essaie de le protéger dans le film. Je leur laisse de l’espace, dans l’écriture dans leurs textes pour que ce soit leurs mots. J’avais envie d’intervenir en tant que réalisateur. Mais je les laissais faire.

4. Vous dirigiez souvent des acteurs non professionnelles. Est-ce un défi, une envie, un besoin ?

C’est extrêmement lié à la manière dont je travaille. En amont sur mes films. Cette démarche qui revient tout le temps, de creuser, de chercher, me permet de rencontrer des lieux et des personnes. A un moment cela fait que je dessine les contours de ce que va être ce film. Quand on passe des années avec les vrais personnages du film, en tant que cinéaste je les intègre et je n’arrive plus à les enlever. Ils sont indissociablement liés. Pour moi cela devient une évidence que de continuer et prolonger le travail avec eux. Et ils ont un talent fou. Ce sont des acteurs de leurs vies, des acteurs avant tout. Ce pays regorge de talents.

Je n’ai jamais réussi à faire des films pour les mauvaises raisons.

5. Ce film est une continuité des « Chevaux de Dieux ». Ce qui se passe à Sidi Moumen quand on donne à la jeunesse une chance. Avez-vous besoin qu’un film ait du sens pour l’écrire ?

Ce qui est sûr c’est que je n’ai jamais réussi à faire des films pour les mauvaises raisons. On m’envoie des scénarios régulièrement. Je ne peux faire des films que pour des vraies raisons. Pour dire des choses qui sont importantes pour moi. Cela prend le temps que ça prend. Celui-là a pris 4 ans. C’est viscéralement lié à moi. A ce qui me touche, à ce qui me bouleverse. Une fois que le film est terminé, je n’en sors pas complètement mais tant mieux. Ils s’ajoutent à une étape supplémentaire dans un parcours qui me fait grandir.

6. Pourquoi les politiques n’intègrent-ils toujours pas le fait que la culture est primordiale et non pas la cerise sur le gâteau ?

Si vous cimenter un peuple, lui donner un sentiment de citoyenneté, et pas de citoyenneté de diverses catégories, il faut commencer par les fondamentaux. Mais leurs idées des fondamentaux n’est pas la même que la mienne ou celles de beaucoup de gens. Les arts nous définissent. C’est ce qu’on doit mettre en priorité. Bien sûr que l’on doit savoir lire et écrire mais cela s’apprend vite. Le travail c’est d’apprendre aux jeunes d’où ils viennent. Les racines : amazigh, juives, africanité…l’Islam, les arabes qui sont arrivés bien plus tard. Les âmes s’éveillent et on bâtit un rêve collectif. Sinon on reste en surface.Le cinéma comme la musique sont les arts populaires par excellence. Ils traversent les frontières là où elles sont souvent fermées. Si je ne pensais que le cinéma ne pouvait pas changer le monde, je ne ferai pas du cinéma. Quand on découvre l’autre à travers un film, une musique, quoi de plus beau ? Quel beau chemin vers l’altérité, je n’en connais pas d’autre.

7. Comment avez-vous travaillez ce scénario. A-t-il beaucoup changé entre l’écriture, le tournage et le montage ?

Le scénario passe son temps à changer. Un scénario est une matière mouvante. Les images sont une matière mouvante également. J’ai fait des films bien plus écrits que d’autres. C’est la première que je me permets un luxe énorme c’est de tourner et monter, tourner et monter pendant trois ans. J’ai eu la chance d’voir cette liberté. Ça a été extraordinaire. Cela me permet d’aller voir des choses que je n’avais pas ou que je n’avais pas vu. Les jeunes se transforment, grandissent, ils me font plus de propositions.  Je retravaille à chaque fois par rapport au ressenti que j’ai eu au montage. J’avais envie de laisser la matière me parler.Ce film est à cheval entre quelque chose de très intime, où je vais chercher les visages, l’intériorité parce que c’est ce qui m’émeut. Le pari c’était de faire cohabiter le cinéma naturaliste que j’aime et des scènes chantées, dansées qui représentent un imaginaire plus travaillé. Il fallait que ça fonctionne. Que ça s’enchevêtre pour n’en faire qu’un.

8. Est-ce qu’on pense au Prix quand on sait que le Président du Jury est sensible à ce cinéma, à la musique , au message?

Non. Pas du tout. Je vis un bonheur intense depuis le début de ce projet. De voir que le film en est arrivé là, c’est cataclysmique. On ne pense pas au prix. C’est déjà incroyable de vivre l’instant de la projection de la grande salle tous ensemble, le tapis rouge, c’est déjà avoir gagné. C’est un moment unique. Profitons, soyons heureux !

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