Matteo Garrone : un autre regard sur la migration

by La Rédaction

Après « Gomorra » en 2008, une fresque brutale de la Camorra napolitaine, Matteo Garrone nous entraîne, aux côtés de Seydou et Moussa, dans un voyage épique, mais tout aussi brutal et infernal, celui que parcourent tant de migrants qui n’hésitent pas à braver les plus grands dangers, notamment à mettre leur destin entre les mains des trafiquants d’êtres humains, pour se construire un avenir rêvé en Europe. « Io Capitano » est un captivant récit de migration qui transcende les chiffres et les clichés pour parler à notre humanité commune, de part et d’autre de la Méditerranée. Rencontre avec un cinéaste engagé.

   

Quand avez-vous commencé à travailler sur ce film ?

J’y pense depuis de nombreuses années, mais j’ai longtemps hésité avant de prendre la décision de faire ce film. En tant qu’Italien, j’avais peur de ne pas être légitime pour parler de cette cause. Alors j’ai pris le parti pris de servir d’intermédiaire afin de raconter l’histoire du point de vue des migrants. En Occident, nous sommes familiers avec la dernière partie du voyage : celle qui commence lorsque les bateaux arrivent. Nous comptabilisons le nombre de personnes qui débarquent, mais qui sont-ils réellement ? Pour le savoir, je suis passé de l’autre côté et j’ai écouté les récits des migrants, dont celui de Mamadou Kouassi (coauteur du scénario).

Qui sont justement ces migrants ?

Ce sont beaucoup de jeunes, comme nos enfants, avec des rêves pleins la tête. Mais à la différence des jeunes Occidentaux qui peuvent voyager comme ils veulent, éventuellement pour de simples vacances, les jeunes migrants ne sont pas autorisés à circuler d’un pays à un autre. S’ils veulent partir ailleurs, en quête d’un avenir meilleur, ce qui est tellement naturel et humain, ils sont obligés d’emprunter des voies illégales et dangereuses. C’est injuste et c’est ce qui m’a poussé à faire ce film.

Comment ce film a-t-il été reçu en Europe ?

Pour le moment, le film n’est sorti qu’en Italie (son lancement est programmé dans d’autres pays européens en janvier) et la réaction a été incroyable. À la Mostra de Venise, nous avons remporté deux prix, celui de la meilleure mise en scène et le trophée du meilleur acteur pour Seydou Sarr, ce qui a beaucoup aidé le film à rencontrer son public. Le film a également été choisi pour représenter l’Italie à la prochaine édition des Oscars. Plus incroyable, le Pape nous a invités au Vatican afin de voir le film. C’est rare qu’un Pape soutienne un film qui passe dans les salles de cinéma ! Il faut dire que le Pape François a toujours été un soutien pour les migrants, notamment en parlant d’eux comme de héros contemporains. Ce qui me semble encore plus important, c’est que ce film est le premier au box-office en raison des nombreuses programmations à l’attention des écoliers et des étudiants. Ces jeunes ont le même âge que les personnages principaux de « Io Capitano ». Ils ont en commun des rêves d’avenir et des rêves de voyage, ainsi que des parents qui s’inquiètent pour eux !

Que pensez-vous d’une Europe qui se ferme de plus en plus ?

La migration est une problématique complexe, c’est certain. Mais je ne suis pas du tout sûr que construire des murs soit une solution ! L’Europe a une population vieillissante et la grande majorité des migrants sont jeunes. Peut-être que donner la possibilité à ces personnes de voyager, de venir et de repartir à leur guise, sans risquer leur vie, est une solution ? Elle est en tout cas la seule réponse possible pour lutter contre le trafic d’êtres humains.

Un film à projeter largement en Afrique

Si Matteo Garrone est particulièrement heureux des multiples projections de son film auprès de la jeunesse italienne, « Io Capitano » mérite de rencontrer un public encore beaucoup plus large en Afrique. Appel est lancé à tous les gestionnaires de salles de cinéma du continent afin de permettre aux jeunes de mieux se rendre compte de la réalité de cette route vers l’Europe, aujourd’hui jonchée de cadavres anonymes. Le film témoigne en effet de la voracité sans pitié des trafiquants d’êtres humains, des conditions de vie inhumaines de ceux qui sont torturés en Libye et forcés à quémander une rançon auprès de leur famille, sans parler de la traversée de la mer Méditerranée, qualifiée par certains de « plus grand cimetière du monde ».

A propos de Matteo Garrone

Né le 15 octobre 1968 à Rome, le réalisateur Matteo Garrone s’est fait connaître par son style cinématographique unique et son talent exceptionnel de la mise en scène. Son parcours artistique a été marqué par des films acclamés par la critique, tels que « Gomorra » (2008), qui plonge les spectateurs dans l’univers sombre de la mafia napolitaine, et « Reality » (2012), une exploration de la célébrité et de la (télé)réalité. Quant à son film « Dogman »(2018), il a impressionné les cinéphiles du monde entier avec sa narration captivante et sa direction artistique exceptionnelle, témoignant, une fois encore de sa capacité à capturer l’essence de l’Italie dans une œuvre qui mêle souvent le réalisme social à une esthétique visuelle puissante. Avec « Io Capitano », Matteo Garrone installe pour la première fois sa caméra en Afrique tout en poursuivant son exploration de thèmes complexes. Il est aujourd’hui l’une des figures les plus respectées de l’industrie cinématographique italienne et internationale.

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