Hommage : quand Moulay Ahmed Laraki se livrait en interview dans VH Magazine

by David Jérémie

Le Maroc vient de perdre l’un de ses éminents serviteurs en la personne de Moulay Ahmed Laraki. L’ancien Premier ministre est décédé le 2 novembre courant à l’âge de 89 ans. Humble et très discret, il nous avait fait l’honneur et l’amitié de nous recevoir à son domicile en toute convivialité, voilà de cela 12 ans.

À cette occasion, il était revenu plus en détail sur son parcours politique et diplomatique au service du Maroc. Afin de lui rendre un hommage appuyé, nous vous proposons ci-dessous et en intégralité une interview qu’il nous avait accordé avec la sincérité et la franchise qu’on lui connaissait. Un entretien paru dans VH Magazine n°68 d’août-septembre 2008 et réalisé par Rafik Lahlou, Jamal Berraoui et Laurence Oiknine. Les photos ont été prises par Mustapha Errami.

Interview Moulay Ahmed Laraki

«Les ministres se cachent souvent derrière le Roi pour durer à leur poste»

A l’indépendance du Maroc, une poignée d’hommes ont pris le relais du protectorat avec, pour mission, la construction d’un Etat moderne. Moulay Ahmed Laraki, médecin, a opté pour la diplomatie. Ils ont été huit à construire la diplomatie marocaine. Il a été ambassadeur à 26 ans, puis ministre des Affaires étrangères et, enfin, Premier ministre, avant de revenir à la diplomatie pour le dossier du Sahara.

Témoin privilégié, il a été d’une discrétion absolue : depuis 1978, il n’a fait aucune sortie publique. Aujourd’hui, il nous accorde une interview exclusive et surtout, nous permet de publier une note qu’il avait livrée à Hassan II, dix jours après la tentative de coup d’Etat de Skhirat. Deux documents historiques, à n’en pas douter.

Dans quelles conditions avez-vous été nommé ministre des Affaires étrangères ?

Je n’avais rien demandé. C’était à la suite du voyage officiel de Sa Majesté à Washington, en février 1967, invité par le Président Lyndon Johnson. Quelques jours après son retour au Maroc, il m’a fait demander de rentrer à Rabat d’urgence. Je me suis demandé si j’avais fait une gaffe pendant le séjour. Pourtant, il avait eu l’air très satisfait de mon travail. J’ai pris l’avion le soir même. Il n’y avait pas de vol direct, il fallait passer par Paris. De là, j’ai pris une Caravelle. J’arrive à Casablanca et, à l’aéroport, je trouve un officier de l’armée qui m’attend avec un hélicoptère. Il ne m’a même pas laissé prendre mes bagages : « Sa Majesté vous attend ». Je me suis dit que ça devait être très grave. On me dépose sur le terrain de hockey, à côté de sa villa. Inutile de vous dire que je n’en menais pas large. Et puis, je l’ai vu souriant et je me suis dit que ça ne devait pas être grave. Il se tourne vers Guédira, M’hamdi et Driss Slaoui qui le suivaient et leur dit : « je vous présente le nouveau ministre des Affaires étrangères ». Pour moi, c’est un signal qui signifiait : « ils ne sont pour rien dans ta nomination ». J’avais 36 ans.

Pourriez-vous nous raconter la genèse de la diplomatie marocaine ? Y avait-il une doctrine ? A-t-elle élaborée en cours de route ?

C’était le début de l’Indépendance. Tous les ministères avaient hérité d’une administration en place : les Finances, les Travaux publics, l’Intérieur… Concernant les Affaires étrangères, il n’y avait rien. Il fallait d’abord chercher un local : on a trouvé la villa Le Riche qui abritait l’ancien Conseil, du temps de la Résidence. Il fallait trouver des cadres. Il faut souligner que M. Balafrej était un homme extraordinaire : c’était un diplomate dans l’âme. L’une des premières priorités de la diplomatie était de négocier avec les anciennes puissances protectrices des conventions régissant nos rapports avec elles et, surtout, d’intégrer Tanger, qui bénéficiait d’un statut international. Les négociations ont duré un mois ou un mois et demi, parce qu’il fallait parlementer avec les treize pays signataires de l’Acte d’Algésiras et chacun posait ses problèmes. Ce qui avait été décidé sous la direction de Sa Majesté Mohamed V, c’était de garder un régime économique spécial pour Tanger. Ce n’est que sous le gouvernement de Si Abdallah Ibrahim, avec Abderrahim Bouabid comme Vice-président du Conseil – parce qu’à l’époque, les pouvoirs réglementaires appartenaient au Président du Conseil -, que le statut économique spécial de Tanger a été abrogé.

N’était-ce pas une erreur ? D’ailleurs, on y revient en en faisant une zone offshore…

Toutes les banques, toutes les sociétés qui se trouvaient à Tanger ont fait les beaux jours de Gibraltar et de Beyrouth, qui bénéficiaient également d’un régime spécial. Nous avons perdu énormément en abrogeant le statut économique spécial de Tanger.

Au moment du gouvernement d’Abdallah Ibrahim, quand les prérogatives du président du Conseil étaient assez larges, étiez-vous, en tant que diplomate, sous la tutelle du Conseil ou était-on déjà dans le domaine réservé du Roi ?

Bien sûr, c’était Sa Majesté le Roi qui donnait les grandes orientations, mais ça n’empêchait pas les ministres des Affaires étrangères de prendre des initiatives. Ça a été vrai même par la suite. Quand Sa Majesté Hassan II m’a nommé, il m’a dit : « quand il y a quelque chose d’urgent, qui ne peut pas attendre, tu m’envoies un petit mot écrit de ta main. La personne que tu enverras le donnera à mon aide de camp, lequel le donnera à Rahal qui peut rentrer même dans ma salle de bain. Et si tu n’as pas une réaction de ma part dans les deux heures, tu peux foncer ». Evidemment, je le faisais rarement, deux ou trois fois par an. Vous savez, je pense que les ministres cherchent une couverture pour durer à leur poste. Mais c’est de cette manière-là qu’ils précipitent leur départ…

Quelles ont été, alors, les priorités de la diplomatie marocaine ?

D’abord parachever notre intégrité territoriale car le Maroc a été dépecé en 1912, ayant été le dernier pays à subir les affres du colonialisme, en une zone française, une zone espagnole au Nord et au Sud (Terfaya et Sidi Ifni), une zone internationale et le Sahara, qui relevait directement de l’Etat espagnol. Il faut ajouter que les frontières avec l’Algérie n’étaient pas définies au Sud de Figuig (Traité de Lalla Maghnia, en 1885). En 1958, la France a envoyé l’ambassadeur Alexandre Parodi, qui avait la dignité d’Ambassadeur de France. Il est venu porteur d’un message du général de Gaulle, disant que la France était disposée à ouvrir des négociations sur les frontières au-delà de Figuig. Mais certaines personnes au gouvernement ont dit à Sa Majesté Mohamed V : « vous avez reconnu le gouvernement provisoire de Ferhat Abbas. Ce serait donner un coup de poignard dans le dos de Ferhat Abbas et du gouvernement algérien que de procéder à l’ouverture des négociations avec la France ». Ces mêmes personnes ont fait appel au gouvernement de Ferhat Abbas. Il est venu et nous nous sommes réunis à Mohammedia, sous la présidence de Mohamed V, à l’hôtel Miramar. C’est là qu’a été signée une déclaration stipulant que les frontières héritées du colonialisme ne seraient pas opposables au Maroc. Nous avons tenu à faire cela parce que la conférence de l’OUA qui s’est tenue à Addis-Abeba, en 1963, avait décidé dans sa charte de l’intangibilité des frontières coloniales. Et lorsque la Charte de l’OUA a été adoptée, nous avons fait une réserve en ce qui concerne cette clause. Quand Abbas a été remplacé par Ben Khedda, celui-ci est venu avec toute l’équipe gouvernementale et a confirmé l’accord sur les frontières signé par son prédécesseur. Mais ils n’ont pas tenu parole.

Comment avez-vous vécu la période, à partir des années 64-65, où le Maroc a affirmé sa présence sur la scène internationale ?

Nous avons été l’un des premiers à reconnaître le régime de Mao Zedong et à échanger des ambassadeurs avec la Chine. Cela démontre que nous étions enclins à l’ouverture.

Juste après a éclaté la Guerre de 1967. Vous étiez alors ministre des Affaires étrangères. Quels sont vos souvenirs de cette période ?

Quand Nasser a demandé le retrait des forces des Nations unies du golfe d’Aqaba, Sa Majesté m’a envoyé lui demander s’il avait besoin de quelque chose. Nasser m’a répondu, textuellement : « ça fait quinze ans que je me prépare pour cette heure et pour ce jour. Je n’ai besoin de rien, ni de personne. J’ai une armée – et il m’a récité le nombre de blindés, d’avions qu’il avait ». A la fin, quand on s’est mis debout avant de se séparer, il m’a dit : « non, Sa Majesté Hassan II peut me rendre un service. Il est très ami avec le Shah d’Iran. Est-ce que le Shah d’Iran peut promettre de ne pas approvisionner Israël en pétrole si Israël m’attaque ».

Parce que c’était l’Iran qui alimentait Israël en pétrole. Je suis rentré, je l’ai dit à Sa Majesté et il m’a dit : « tu vas voir le Shah d’Iran. Et tu lui rapportes ce que Nasser t’a dit ». Le Shah d’Iran se trouvait à Paris pour le mariage d’une de ses nièces. Il m’a reçu immédiatement et m’a dit : « si Israël attaque l’Egypte, je cesserai l’approvisionnement en pétrole ». Evidemment, Israël a attaqué, mais la guerre était terminée au bout d’une heure… Ils ont cloué l’aviation égyptienne au sol dès les premières heures de la matinée, il n’y a pas eu de bataille. Donc, il n’y a pas eu d’arrêt de l’approvisionnement.

Sur le plan diplomatique, quand on demande le retrait des casques bleus, c’est qu’on se prépare à la guerre…

Je ne pense pas que le Président Nasser comptait attaquer Israël. Tout au moins, c’est l’impression que j’en ai eue. C’est Israël qui a pris les devants. Nasser savait très bien qu’il n’était pas préparé. Je me trouvais à Paris et les premiers communiqués, jusqu’à 18 heures, étaient des annonces de victoire… pour entraîner la Jordanie et la Syrie qui, elles, ont attaqué Israël.

Par la suite, la diplomatie marocaine prend une certaine envergure, parce que les pays occidentaux estiment que la paix entre les pays arabes et Israël passe par nous. Quel est le rôle réel que le Maroc a joué ?

Sa Majesté Hassan II, que Dieu l’ait en sa sainte miséricorde, voyait très loin, c’était un visionnaire. D’ailleurs, les premiers contacts entre Israéliens et Palestiniens se sont déroulés ici, tout comme les premiers contacts entre Hassan Touhami, qui était le vice-Président de Sadate, et Moshé Dayan, le ministre de la Défense d’Israël. Je faisais la navette entre Le Caire et le Maroc. Pendant le mois de ramadan de 1978, Sadate a envoyé Hassan Touhami à Hassan II, pour lui annoncer qu’il allait se rendre à Tel-Aviv trois jours plus tard et lui demander son avis. Sa Majesté Hassan II n’a pas donné de réponse, il lui a dit : « je vais envoyer Moulay Ahmed ». Et, le lendemain, je suis allé voir Sadate, qui se trouvait à Alexandrie. Je lui ai transmis le message de Hassan II : « si je me trouvais dans la situation qui est la vôtre, le canal de Suez fermé et le Sinaï occupé, je saurais prendre mes responsabilités sans demander l’avis de personne ». On connaît la suite…

Concernant les interventions militaires en Afrique, était-ce la vision de Hassan II ou des services rendus à des amis ?

Je pense que ce sont plutôt des services rendus à des amis. A Valéry Giscard d’Estaing, par exemple. Je me rappelle, alors que je revenais de mission, avoir vu, en arrivant, des Transall stationnés à l’aéroport. C’étaient des Transall français qui emmenaient des troupes marocaines au Zaïre. Le général Moulay Hafid m’a conseillé de ne pas avoir une réaction trop négative. Je suis allé voir Sa Majesté Hassan II qui m’a expliqué : « on va envoyer notre armée. Giscard d’Estaing me l’a demandé ». J’ai répondu : « mais, Majesté, notre armée sera présente de manière illégale au Zaïre ! Parce que ce n’est pas à la demande de la France que ça doit être fait, c’est à Mobutu d’informer le Secrétaire général des Nations unies qu’il a demandé l’aide marocaine pour venir à bout de la scission du Katanga ». Sa Majesté a téléphoné en ma présence à Giscard d’Estaing pour lui dire qu’il voulait que ça se fasse par l’intermédiaire des Nations unies. Mobutu a donc déposé une requête au Secrétaire général des Nations unies et c’est dans ces conditions que nos troupes sont parties au Zaïre.

Ensuite, vous avez été nommé Premier ministre. Comment cela s’est-il déroulé ?

Je ne m’y attendais pas du tout. Je pense que je le dois au fait que la première Conférence islamique a eu lieu au Maroc. Après l’incendie de la mosquée Al-Aqsa, le Roi Fayçal avait lancé un appel aux musulmans. Sa Majesté Hassan II m’a dit d’aller le voir, ainsi que le Shah d’Iran. Parce que si la Conférence avait lieu à Jeddah, comme prévu, le Shah ne serait pas venu, car les relations étaient alors très mauvaises entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, dans les années 1968 à 1970. Et au cours du voyage officiel de Sa Majesté Hassan II en Iran, en 1968, le Shah lui avait demandé d’essayer de rapprocher les deux pays. Après l’Iran, nous étions partis à Riyad. Le Roi Fayçal a raconté à Sa Majesté les problèmes qui existaient entre eux. Or, le poids du Shah d’Iran était très important. Sa Majesté Hassan II m’a dit d’aller le voir pour lui dire que sa présence était indispensable à la Conférence. J’avais lié une amitié avec Zahedi, le ministre des Affaires étrangères iranien, le fils du général qui avait renversé Mossadeq et qui était également l’ancien gendre du Shah. Je suis allé voir ce dernier en disant qu’on ne pouvait concevoir une Conférence islamique sans la présence de l’Iran. Il m’a répondu : « si ça a lieu à Jeddah, je n’y assisterai pas. Mais si ça se déroule à Rabat, je serai présent ».

Je suis donc allé voir le Roi Fayçal, qui se trouvait à Taëf. L’argument que j’ai utilisé était qu’une conférence ayant lieu à Rabat permettrait de reconnaître la Mauritanie et d’inviter Mokhtar Ould Dada à venir. Du temps de Mohamed V, Hassan II avait fait une déclaration au journal Le Monde, au lendemain de la proclamation de l’indépendance de la Mauritanie, en disant 

« si j’avais été le Roi, à l’époque, j’aurais été le premier à reconnaître la Mauritanie ». J’ai donc expliqué au Roi Fayçal que cette conférence était une occasion rêvée. En fait, il n’avait pas besoin de cet argument, c’était un homme d’une sagesse extraordinaire. Il m’a dit : « il n’y a pas de problème. L’Iran a un poids qui rend sa présence indispensable. Dites à mon frère Hassan II que s’il veut tenir la Conférence à Rabat, je serai le premier à apporter mon soutien à cette proposition ». A la suite de cela, il y a eu une conférence préparatoire de dix ministres arabes et islamiques des Affaires étrangères pour dresser la liste des invités et l’ordre du jour. Le problème s’est posé, à l’époque, de savoir s’il fallait inviter l’Inde, qui comptait 130 millions de Musulmans. Il y a eu un clash qui a failli faire capoter la conférence, entre le Pakistanais et le représentant de l’Inde. J’ai donc dû demander à celui-ci de quitter la conférence. J’ai fait une conférence de presse pour expliquer la situation. J’avais même ajouté le terme de « persona non grata ». Quand Ould Dada est arrivé à la conférence, Sa Majesté était sur le tarmac pour l’accueillir. Abdelhadi Boutaleb est descendu avec lui en voiture Après la conférence, Hassan II l’a retenu deux jours. Puis il y a eu la reconnaissance officielle, l’échange d’ambassadeurs et le premier qu’il a envoyé comme ambassadeur était Kacem Zhiri, qui faisait partie du comité exécutif de l’Istiqlal.

Vous avez été nommé Premier ministre juste après la conférence ?

Oui. Juste après, je suis parti à New York pour l’Assemblée générale des Nations unies. Sa Majesté m’a dit : « la préparation de la conférence a dû beaucoup te fatiguer. Prends huit jours de vacances quelque part après l’Assemblée générale ». Je lui ai répondu que j’étais invité par les ministres belge et hollandais et que j’allais en profiter pour effectuer ces visites. Je suis donc arrivé à New York, effectivement très fatigué. J’assiste à l’ouverture de l’Assemblée générale. Notre représentant permanent, feu Ahmed Tahibi Benhima, me dit d’aller me reposer quelque part : « je te conseille d’aller aux Bermudes. Des avions partent le vendredi soir, tu reviens le lundi matin. Ça te fait deux jours ».

Je lui dis d’accord mais lui demande de n’en parler à personne. J’arrive aux Bermudes, une île merveilleuse. J’étais avec ma femme. Comme l’île est toute petite, nous avons loué une moto pour en faire le tour. Quand je rentre le soir, vers 19 heures, on me dit : « Monsieur Benhima t’a appelé dix fois ». Je rappelle Benhima qui me dit : « Driss Slaoui cherche à te joindre à tout prix ». Driss Slaoui était le directeur général du cabinet royal. Je demande à Benhima de lui donner mon numéro. Driss Slaoui m’appelle. Il me dit : « Sa Majesté va t’appeler demain, vers 13 heures, heure marocaine », c’est-à-dire 8 heures à New York. Je rentre à New York le dimanche soir et, lundi matin, Sa Majesté m’appelle et me demande : « quand est-ce que tu rentres ». Je lui réponds : « mais, Majesté, je n’ai pas encore prononcé le discours du Maroc à l’Assemblée générale : je le prononce mercredi. Et puis je donne un dîner pour Kurt Waldheim. Ensuite, j’avais prévenu les ministres belge et hollandais, parce que vous m’aviez demandé de prendre du repos ». Il me dit : « non. Il faut que tu rentres en fin de semaine, parce que j’ai décidé de te nommer Premier ministre ». Je l’implore de reporter cette annonce jusqu’à mon retour, fixé pour dimanche. Il me demande de le rappeler à 15 heures précises, heure de New York. Quand je l’ai au bout du fil, il me demande : « quelle heure est-il chez vous ». Je lui réponds : « 15 heures ». Il me demande encore : « ça fait combien heure marocaine ? ». Je lui dis : « 20 heures ». Il me dit : « je suis en train d’écouter le communiqué par lequel je te nomme Premier ministre ».

A votre nomination comme Premier ministre, on voit beaucoup de jeunes arriver aux responsabilités.

C’est exact. J’ai voulu promouvoir des jeunes. J’avais déjà commencé aux Affaires étrangères : je suis le premier à avoir envoyé des jeunes cadres comme ambassadeurs. Et puis je voulais travailler avec des gens qui aient le même état d’esprit que le mien. Il faut dire qu’à l’époque, le Conseil économique du gouvernement, qui réunissait simplement les ministres économiques et le Premier ministre, avait du travail sur la planche et se réunissait tous les quinze jours pour faire des propositions à Sa Majesté qui nous réunissait tous les mois.

Vous avez quelle lecture de cette période aujourd’hui ?

Quand j’ai été nommé Premier ministre, la première chose que j’ai dite à Sa Majesté c’est qu’en tant que ministre des Affaires étrangères, j’avais constaté que la persistance de l’état d’exception gênait énormément le Maroc. Il m’a dit : « je vais annoncer sa fin lors du discours du Trône du 3 mars prochain ». Ce jour-là, il a effectivement annoncé la fin de l’état d’exception et qu’il allait promulguer une nouvelle constitution qui serait soumise à référendum. Par ailleurs, il a accepté toutes les personnes que je lui ai proposées. Vous savez, quand on prenait ses responsabilités, il vous laissait faire…

Pouvez-vous nous raconter « l’affaire des ministres » ? Ces gens-là étaient-ils vraiment corrompus ? Est-il vrai que ce sont les Américains qui ont dénoncé cette affaire de corruption ? Parce que dans la mémoire des Marocains, c’est loin d’être la période où il y avait le plus de corruption.

C’est vrai qu’à l’époque, c’était moins généralisé qu’aujourd’hui : on pouvait les qualifier de broutilles ! J’avais tenu Sa Majesté au courant du malaise que je ressentais à la suite de rumeurs de corruption. Je me rappelle qu’il m’avait dit : « apporte-moi des preuves ». Je n’en avais pas. Et puis, un jour, en plein conseil du gouvernement, Sa Majesté m’a lui-même appelé et m’a dit : « tu me rejoins immédiatement ». Je suis allé le voir. Le général Medbouh venait de rentrer des Etats-Unis. Il lui a dit : « montre-lui la lettre ». C’était une lettre de la Panam, qui voulait construire un complexe hôtelier dans une caserne proche du parc de la Ligue arabe, qui appartenait auparavant à l’armée française. C’était un projet qui comprenait un Palais des Congrès, un théâtre, un hôtel… La Panam avait profité du passage du général aux Etats-Unis pour prendre contact avec lui, en lui disant : « on nous a demandé tant par mètre ». Devant mon calme, Hassan II me demande : « c’est tout ce que ça te fait ? » Je lui réponds : « Majesté, voilà la preuve que vous m’aviez demandée il y a trois ou quatre mois ». La personne en question, qui avait contacté la Panam ne faisait pas partie du gouvernement, c’était un privé. Sa Majesté m’a dit : « tu vas le convoquer immédiatement ». Je lui demande : « de quel droit je vais le convoquer ? C’est un privé ». Alors, je lui ai suggéré de le faire convoquer par le général Dlimi, qui était à l’époque le directeur général de la Sûreté nationale et que lui l’interroge. Je lui ai dit : « mais à une condition… Il va y avoir des interventions en sa faveur. Vous me promettez que le général va le mettre dans un bureau, lui donner un lit, lui faire servir à manger, mais qu’il n’aura pas de contact avec l’extérieur pendant deux ou trois jours ». Hassan II m’a donné son d’accord : « téléphone à Dlimi pour l’avertir et moi je vais le lui confirmer ». Effectivement, comme je l’avais prévu, des coups de téléphone ont afflué pour me demander pourquoi untel avait été convoqué par Dlimi. Je répondais inlassablement : « mais le général Dlimi dépend de Sa Majesté, pas du Premier ministre ! Si vous avez des questions, posez-les à Dlimi ou à Sa Majesté ». La personne en question, voyant après quatre ou cinq jours que les interventions n’avaient rien donné, a fourni la liste des affaires, des sommes perçues, etc. C’est comme ça que ça a démarré.

Pourquoi les détails sont-ils restés cachés ?

Je suis allé voir Sa Majesté. Je lui ai dit : « les ministres en question sont ceux avec lesquels je travaille le plus. Je ne peux plus les regarder dans les yeux…  Vous avez trois solutions. Un, les remettre à la Justice et, ainsi, vous pérennisez votre règne et celui de Smyet Sidi, à condition qu’il n’y ait pas deux poids et deux mesures. Deux, vous changez de Premier ministre et vous les gardez parce qu’ils sont valables et compétents. Car je ne vois pas comment je pourrais continuer à travailler avec eux. Troisième solution : ils feraient d’excellents ambassadeurs à Paris, en Allemagne, à Bruxelles, à Washington… » Il m’a dit : « laisse-moi réfléchir. Il n’y a pas de raison que ce soit toi qui partes ». C’était la veille de la circoncision du Prince héritier à Fès, après quoi nous allions inaugurer le barrage de Ziz. Nous sommes montés à Ifrane pour passer la nuit. Il m’a demandé de convoquer les ministres concernés. Il leur a dit : « vous avez été indélicats et vous m’avez déçu, mais je vous pardonne en raison des services que vous avez rendus à votre pays », ajoutant: « continuez votre travail, comme si vous étiez nés d’aujourd’hui ». Mais, trente jours plus tard, ce qui était un secret d’Etat est devenu le sujet de conversation préféré dans tous les milieux. Devant l’amplification du phénomène, Sa Majesté a décidé de procéder à un remaniement gouvernemental, tout en me chargeant de convoquer les ministres qui partaient pour leur dire, de sa part et en son nom, que chacun d’entre eux avait rendu d’immenses services au pays, qu’ils n’allaient pas être inquiétés et que chacun d’entre eux se devait de mettre son savoir et son expérience au service de notre économie. C’était au mois d’avril 1971. Deux mois et demi plus tard, il y a eu la tentative de coup d’Etat. A ce moment-là, certaines personnes de son entourage ont commencé à lui dire que, si Skhirat avait eu lieu, c’était lié à « l’affaire des ministres ». Mais ça n’avait rien à voir ! Car on a appris plus tard, lors du procès des mutins, que la tentative devait avoir lieu lors des manoeuvres militaires à El Hajeb, un an auparavant, et qu’elle avait été reportée.

Racontez-nous les événements de Skhirat.

Il était à peu près 14h10 lorsque la première salve de mitraillettes a éclaté. Nous étions à table avec des amis du Roi, dont Habib Bourguiba Jr. Le Roi est resté calme et c’est lorsqu’une grenade est arrivée aux pieds de Habib Bourguiba Jr, et qu’il l’a repoussée avant la déflagration, avec son pied, que le Roi s’est levé et que nous l’avons suivi. Nous sommes allés vers la salle du conseil où étaient exposés les cadeaux. La salle était fermée et c’est Si Ahmed Senoussi qui a cassé une vitre à l’aide d’une chaise. Le général Medbouh est arrivé, le teint violacé. La bave entourait sa bouche. Il s’est adressé au Roi en lui disant : « je sais qui a fait le coup, c’est Ababou d’Ahermoumou. Est-ce que Votre Majesté me permet d’aller négocier et est-ce que vous lui accorderez ‘Al Amane’ ? » Sa Majesté a spontanément répondu : « si tu veux négocier, vas-y, mais pour ‘Al Amane’ on verra plus tard ». Nous sommes entrés dans la salle du conseil et nous nous sommes dirigés vers les vestiaires. A ce moment-là, Medbouh a fermé la porte à clef et a installé un soldat en lui disant « personne n’entre ni ne sort de cet endroit ».

Quel était l’état d’esprit de Hassan II ?

Le Roi était choqué mais il gardait tout son calme et restait serein. La seule chose qui l’inquiétait était le sort de ses enfants, qui étaient au bord de la piscine. Autour du Roi, y avait Driss Slaoui, Balafrej, Senoussi, moi-même, deux Français, le docteur Benyich, le général Moulay Hafid et le général Oufkir. Le général Oufkir a demandé à sortir en disant : « il faut que j’aille voir ce qui se passe ». Le Roi lui a dit : « tu te calmes, tu restes avec moi ». Est-ce qu’il pensait à ce moment-là qu’il pouvait être dans la conspiration ? Je n’en sais rien. Le docteur Benyich s’est proposé pour aller voir les enfants. Il est sorti par la porte de derrière, qui était ouverte. On l’a retrouvé mort, près de la piscine, et Medbouh gisait à côté. Ce qui s’est passé, c’est que Medbouh était chargé par Ababou de capturer le Roi. Il a rencontré Ababou, après nous avoir quittés. D’après des témoins, Ababou lui a demandé où était le Roi. Il lui a répondu qu’il s’était enfui par la plage. C’est à ce moment-là qu’Ababou a demandé à son garde du corps, Akka, d’abattre Medbouh. Nous sommes restés enfermés de 14h10 à 17h15. A un moment donné, vers 15h30, les tirs ont diminué et on a entendu les moteurs des camions se mettre en marche. Puis, ce fut le silence. On ne savait pas ce qui se passait. D’après les témoignages recueillis par la suite, une fois Medbouh abattu, Ababou avait projeté, en premier lieu, d’aller occuper l’Etat-major, la radio et les points névralgiques de la capitale. Il a donc appelé par leur nom les généraux de l’armée qui étaient étendus à plat ventre, les mains derrière la tête. Le premier appelé a été le chef de la gendarmerie, le général Boulhimes. Il lui a annoncé que le régime monarchique avait été aboli et qu’il fallait le suivre. Boulhimes ayant refusé, il l’a fusillé sur place,  puis il a continué à appeler les généraux. Ceux-ci, ayant vu que Boulhimes avait été abattu, ont probablement eu peur et ils l’ont suivi à Rabat. Ils ont juste laissé quelques soldats convaincus que le Roi avait pris la fuite.

Comment êtes-vous sortis?

Il restait très peu de soldats. A un moment donné, on en a entendu un, derrière la porte, demander à la sentinelle : « qu’est-ce que tu gardes ici ? ». Celui-ci lui a répondu : « c’est Medbouh qui m’a installé ici ». Alors le soldat a tiré une salve de mitraillette pour ouvrir la porte. L’une des balles est passée près de M. Balafrej, il en a gardé une brûlure plusieurs jours. A ce moment-là, on nous a fait sortir et asseoir par terre. J’étais devant Sa Majesté, avec le général Moulay Hafid. J’ai vu un soldat me faire un geste. Je lui ai demandé : « est-ce que tu t’adresses à moi ? ». Il m’a répondu : « non, je m’adresse à la personne qui est derrière toi ». Le Roi s’est levé et le soldat lui a déclaré : « on est venus pour vous sauver, car on nous a dit que vous étiez en danger ». Sa Majesté, instantanément, lui a ordonné : « garde à vous ! ». Le soldat s’est exécuté. A ce moment-là, Moulay Ahmed Alaoui s’est levé et a commencé à crier « vive le Roi ! » et tout le monde a suivi, répétant le même refrain. La situation était retournée. Sa Majesté a ordonné immédiatement au général Driss Benomar de prendre le commandement de Skhirat. Comme il était en civil, je lui ai mis sur les épaules le treillis d’un soldat sur place.  Puis, le Roi a désigné Oufkir pour aller mettre de l’ordre à Rabat et prendre le contrôle de l’Etat-major et de la radio. A ce moment-là, le général Bachir Bouhali a dit au Roi : « c’est à moi d’aller à l’état-major, puisque j’en suis le chef ». Il y est allé et a été tué par les mutins.

Pourquoi est-ce qu’un an après, il y a eu un autre coup d’Etat ?

Probablement qu’Oufkir était déjà derrière le premier ou, tout au moins, était au parfum.

Et on lui a confié les pleins pouvoirs militaires et civils ?

Ça a été rectifié le jour même. Dès 9 heures du soir, il n’avait plus que les pouvoirs militaires.

Huit jours après les événements de Skhirat, Hassan II vous a demandé de faire une analyse de la situation ?

En effet, il m’a demandé de lui faire une note résumant la situation économique, sociale et politique du pays. Je la lui ai remise le 19 juillet, huit jours après. Beaucoup de personnes de son entourage estimaient que les événements de Skhirat étaient un accident de parcours, je pensais, moi, que c’était un cataclysme. Il m’avait toujours autorisé à lui parler franchement. Il acceptait qu’on lui fasse part de critiques, même si ça ne lui faisait pas plaisir, mais pas à côté des autres. En tête à tête, il acceptait tout ! Sinon, je ne me serais pas permis d’écrire cette note-là.

Le Roi vous en a-t-il voulu ?

Non, sans quoi il ne m’aurait pas rappelé par la suite aux Affaires étrangères. Et puis, même après la réception de la note, il m’a demandé quelle était la personne la plus apte à faire office de Premier ministre. Et nous étions d’accord que, dans l’état de traumatisme où nous étions, il fallait un homme qui ait une assise et une notoriété sur le plan économique et sur le plan international pour prendre les rênes du pouvoir. Lorsque nous avons, Driss Slaoui et moi, annoncé sa nomination à Karim Lamrani, il a sauté en l’air. Il a dit : « mais non, je ne suis pas fait pour ça ! » Nous l’avons convaincu et nous l’avons aidé à choisir ses ministres, évidemment, avec l’aval de Sa Majesté. Nous étions chargés, Driss Slaoui et moi, de convoquer les personnes à qui nous proposions des postes. Certaines ont refusé, notamment Si Mohamed Tahri, Hassan Chami, Amine Benjelloun et Abdelhadi Sbihi… qui ne comprenaient pas pourquoi j’étais chargé de prendre attache avec eux alors que je partais. Pour finir, je pense d’autant moins que Sa Majesté m’en a voulu que, le 23 août au soir, il m’a convoqué à Skhirat. J’y ai trouvé Driss Slaoui, Karim Lamrani, Haj Mohamed Bahnini, Ahmed Reda Guédira et le général Oufkir. Le gouvernement était déjà constitué, ça devait être annoncé le lendemain. Sa Majesté est sortie nous voir. Il s’est retourné vers les autres et leur a dit : « j’ai bien réfléchi : il faut convaincre Moulay Ahmed de rester. Je vous donne une heure pour le convaincre et je reviens vous voir ». Le plus enclin à me persuader de rester était le Premier ministre pressenti, Karim Lamrani. Moi, j’avais déjà pris toutes mes dispositions et organisé mon départ Casablanca.

Qu’avez-vous fait durant cette période ?

Je n’avais pas 40 ans quand j’ai quitté la primature. Alors je suis allé me « recycler » en France pendant un an pour refaire de la médecine. Quand je suis rentré, en juin 1972, je suis allé saluer le Roi et il m’a demandé quel poste je voulais. Je lui ai répondu : « je suis spécialiste en gastro-entérologie. Je voudrais prendre le service de gastro-entérologie de Casablanca ». Il m’a dit d’accord, il a fait téléphoner au ministre de la Santé. C’est moi qui ai équipé l’aile 37. Parce que, lors de la première consultation que j’ai donnée à l’hôpital, il y avait une femme qui venait du fin fond du Sud, qui était en sténose et je n’avais pas de place pour l’hospitaliser. Je l’ai envoyée faire une radio en indiquant « Très urgent. Sera hospitalisée demain ». La personne est revenue une demi-heure après et j’ai vu qu’on lui avait donné rendez-vous deux mois plus tard. Alors j’ai appelé le directeur de l’hôpital en lui disant : « c’est scandaleux ! ». Il m’a répondu : « mais c’est comme ça qu’on fonctionne ! » J’ai appelé Belmahi qui m’a dit : « si tu veux, en tant qu’ancien Premier ministre, tu peux collecter des fonds pour équiper le service ». J’ai donc fait appel à des connaissances qui ont financé l’équipement pour une radio  propre au service et m’ont permis d’introduire au Maroc des techniques récentes, en matière d’exploration de la fonction digestive, la colonoscopie et la fibroscopie. En janvier 1974, Sa Majesté m’a rappelé en me disant : « il faut que tu reprennes du service. J’ai une affaire importante à traiter ». C’était l’affaire du Sahara. Je me rappelle lui avoir répondu : « Majesté, j’ai remplacé Mohamed Benhima en tant que Premier ministre, maintenant je vais remplacer Ahmed Taïbi Benhima comme ministre des Affaires étrangères : les Benhima ne vont pas me porter dans leur cœur ! » Il m’a répondu : « ça, c’est mon affaire. Je vais envoyer Ahmed Taïbi Benhima à l’Information. Il sera mieux à ce poste parce que nous allons aborder une période très difficile : nous nous engageons dans la bataille du Sahara ». Comme j’étais Premier ministre auparavant, Sa Majesté m’a nommé ministre d’Etat chargé des Affaires étrangères, parce que le ministre d’Etat vient immédiatement après le Premier ministre. J’ai donc repris du service pendant quatre ans.

Concernant l’entourage de Hassan II, il y avait des gens de grande qualité, mais il y avait aussi des gens moins fréquentables. Comment gérait-il cela ?

Il connaissait la valeur des hommes. Il avait la capacité de tenir à chacun un langage différent. Quand nous avions l’occasion de lui présenter un visiteur étranger, il pouvait tenir une conversation avec lui pendant des heures. C’était une très belle mécanique intellectuelle, sachant tirer les bonnes conclusions. Je l’ai servi de 1961 jusqu’à fin 1978. Pendant longtemps, j’ai cru que les fameux procès et les complots étaient factices et qu’ils étaient préfabriqués. Jusqu’à la parution de la lettre de Basri et le passage de Hamid Berrada sur 2M. Il avait été condamné à mort par contumace lors du procès de 1963. On voulait assassiner le Roi dans son lit ! Il n’a fait que se défendre ! Les années de plomb sont à mettre entre parenthèses, parce que c’était une réaction d’autodéfense.C’est vrai que la presse était jugulée à l’époque. Actuellement, il y a une très grande liberté d’expression et d’opinion. Bien qu’elle soit parfois entravée par des procès, à tort ou à raison. Je ne vois pas sur quoi le juge s’est basé pour interdire à un journaliste d’exercer pendant dix ans. Notre constitution stipule clairement que l’Islam et la personne du Roi sont sacrés. Or, ce journaliste a simplement rapporté une nouvelle puisée dans un autre journal, El Pais, je crois. Même la pierre est devenue sacrée ! Je me souviens, alors que je participais à toutes les réunions concernant la nouvelle Constitution, qui a été présentée en 1969, que Sa Majesté avait corrigée elle-même une phrase stipulant que « l’Islam et la monarchie sont sacrés ». Hassan II a dit : « non. C’est la personne du Roi ». Il a même ajouté : « on peut critiquer la politique du Roi, mais pas sa personne ». Après l’annonce de la constitution, Sa Majesté nous a demandé de voir les ténors de l’Istiqlal. Comme Mohamed Aouad était le précepteur du Prince héritier, nous lui avons demandé d’organiser un déjeuner.

De leur côté, il y avait Allal El Fassi, Boubker Kadiri, Si Mohamed El Fassi, Ahmed Boucetta… De notre côté, il y avait Hadj Mohamed Bahnini, Driss Slaoui et moi. Le repas était détendu. Après le déjeuner, nous leur avons dit : « il y a une nouvelle constitution et Sa Majesté le Roi voudrait que le parti de l’Istiqlal la soutienne ». Bien sûr, il y avait la fonction de Président du Conseil qui devenait celle de Premier ministre, mais le point central était le fait que le pouvoir réglementaire appartenait désormais au Roi, qui pouvait le déléguer. Allal El Fassi a déclaré : « nous sommes un parti, j’ai un comité exécutif, un conseil national, il faut que je convoque le conseil national ».  En sortant, il nous a dit que la fin de l’état d’exception « constituait une avancée en soi ». Quarante-huit heures après, nous avons été surpris par la constitution de Koutla. J’ai donné une interview où j’ai été très dur envers l’Istiqlal. Je n’ai pas parlé des autres partis, puisqu’on ne les avait pas contactés. J’ai trouvé qu’il était inélégant d’affirmer que c’était une avancée et, quarante-huit heures plus tard, qu’il y ait l’organisation de la Koutla. L’Istiqlal m’en a voulu énormément. Mais pas Si Allal El Fassi !

Quel bilan faites-vous de la politique de Hassan II ?

La politique des barrages a été un des points les plus importants à mettre à son crédit. C’est pour cela que j’ai dit que Hassan II était un visionnaire. Bien sûr, ce sont surtout les nantis qui en ont profité le plus. Mais ça a créé une dynamique de travail et une amélioration de la production qui profite à tous les Marocains. Sur le plan international, il dégageait une aura que peu de chefs d’Etat avaient. Dans le domaine de l’éducation, en revanche, c’est l’échec total. Il y a eu de la démagogie. Est-ce que vous concevez l’arabisation du primaire sans vous préoccuper des formateurs ?

Comment Hassan II qui était, dites-vous, si intelligent, si visionnaire a pu laisser faire cela ?

C’est sous la pression de l’Istiqlal.

Quelles sont, à votre avis, les perspectives de paix au Sahara ?

Nous avons commis plusieurs erreurs. Dans la foulée du succès de la Marche verte, nous aurions dû organiser nous-même un référendum. Nous avons fait l’erreur de ne pas entrer à El Bir Lahlou parce que, si vous vous rappelez, en 1975, il y avait 4.000 ou 5.000 soldats algériens encerclés là. C’est à ce moment que tous les chefs d’Etat, Houphouët-Boigny, Senghor, les rois d’Arabie, de Jordanie… sont intervenus. L’actuel président égyptien, Moubarak, a fait quatre ou cinq voyages entre Alger et Fès. Ils tenaient tous le même langage à Sa Majesté : « vous avez gagné sur toute la ligne. Il faut sauvegarder la dignité de Boumédiène ».Hassan II a réuni tous les chefs de parti. Ils étaient tous d’accord pour retirer nos troupes parce que notre armée était mobilisée dans le Sud. Oujda, dans le Nord n’était donc pas protégée et, étant donné la folie des Algériens, on craignait qu’ils n’accèdent au Maroc par là. Je me rappelle la Guerre des Sables, en 1963. Le général Driss ben Omar, le chef d’Etat-major, pouvait continuer jusqu’à Tindouf. Il m’a dit : «quand je l’ai reçu le message de stopper la progression en avant et de retourner à la frontière, il m’est venu à l’idée de casser la radio ». Mais, a-t-il ajouté, « étant loyal, j’ai obéi ». J’ai demandé à Hassan II, plus tard, pourquoi nous avions fait demi-tour. Il m’a répondu : « on peut gagner provisoirement, mais je pense à mes successeurs. Je ne veux pas que les Algériens fassent la guerre à mon fils et à mes petits-fils pour prendre leur revanche. C’est pourquoi je préfère passer par la négociation ».

Comment s’est déroulée l’affaire devant les Nations unies ?

Les Espagnols avaient l’intention d’organiser un référendum pour créer un état factice au Sahara ou que ce territoire soit annexé à l’Espagne. Sa Majesté a décidé de poser le problème devant la Cour internationale de justice de La Haye. Mais pour que celle-ci accepte de rendre son arbitrage il fallait que l’Espagne soit d’accord pour présenter une demande commune à la CIJ. Comme l’Espagne refusait, il fallait passer par l’assemblée générale de l’ONU. Sa Majesté a envoyé des délégations à travers le monde. Les cinq continents ont été visités mais, à notre grande surprise, aucun intervenant n’a fait allusion à la demande d’arbitrage présentée par le Maroc, parce qu’il y avait du lobbying de la part de l’Algérie. Et ceci, bien que Boumédiène eût dit, lors de la conférence arabe de 1974, « si le Maroc et la Mauritanie se mettent d’accord, moi je n’ai aucune prétention sur ce territoire ». Arrivés à New York avec Boucetta, Bouabid, Yata et Aherdane, nous étions devant cet état de fait. J’ai alors pris contact avec le ministre des Affaires étrangères mauritanien, sans le dire aux chefs de partis. Il m’a proposé de signer un accord qui offre à la Mauritanie une partie du Sahara qu’on aurait à discuter plus tard. Je l’ai montré aux chefs de parti qui m’ont conforté en disant : « effectivement, même les pays arabes, même l’Arabie Saoudite, n’ont pas dit un mot sur la proposition du Maroc ». Nous nous sommes donc présentés ensemble et nous avons obtenu l’arbitrage de la CIJ.

Pourquoi cette démarche n’a-t-elle pas abouti ?

En 1975, nous nous sommes retrouvés devant une autre difficulté. L’Algérie avait présenté un projet de résolution avec 85 sponsors, tout le bloc soviétique et l’ensemble des pays non-alignés, résolution qui demandait le retrait sans condition des troupes marocaines d’occupation du Sahara occidental et l’organisation d’un référendum d’autodermination. Nous étions devant une difficulté énorme, parce que les personnes que je contactais ne répondaient pas. Finalement, j’ai décidé de présenter une résolution B, qui dit, dans son préambule, qu’il faut respecter le principe du droit à l’autodétermination des populations mais qui, dans son dispositif, prend acte de l’accord de Madrid. Nous avons obtenu le sponsoring de quatre pays seulement : le Sénégal, le Gabon, le Cameroun et le Niger. Même la Tunisie n’a pas voulu nous suivre. Quand j’ai négocié tout ça, il était trop tard pour appeler Sa Majesté. L’essentiel pour moi était de prendre acte de l’accord de Madrid et de lui donner la caution de l’ONU, c’est-à-dire que notre présence au Sahara était légale. La résolution algérienne est passée avec 153 voix, la nôtre avec 89. Quand je suis enfin parvenu à joindre le Roi, il m’a demandé ce qu’il y avait dans cette résolution. Je lui ai répondu que la partie opérationnelle prenait acte de l’accord de Madrid. Il m’a questionné sur ce qu’il y avait dans le préambule. Je lui ai dit : « le droit à l’autodétermination des populations du Sahara ». Il m’a alors déclaré : « je vais te dénoncer publiquement ». Je lui ai dit : « Majesté, c’est dans la charte de l’ONU. Vous me dénoncerez lundi, mais vous verrez que le représentant de l’Espagne prendra la parole cet après-midi à l’assemblée générale  ». Il m’a répondu : « je t’accorde jusqu’à lundi ». Le vendredi, le représentant de l’Espagne a pris la parole pour dire que les Espagnols étaient fragilisés par la maladie de Franco et qu’ils avaient signé cet accord pour éviter un bain de sang devant la horde des 350.000 marcheurs, ajoutant qu’« il appartenait à l’assemblée Générale d’abroger ou d’amender l’accord de Madrid ». J’ai envoyé le texte intégral à Sa Majesté. Le lundi, il m’a envoyé un message : « tu as pris la bonne initiative, tu as toute ma bénédiction ». Fax dont je conserve encore une copie.

Que s’est-il passé par la suite avec les pays africains ?

Quand j’ai quitté les Affaires étrangères, en 1978, il n’y avait que sept pays qui avaient reconnu la RASD : l’Algérie, le Rwanda, le Burundi, le Vietnam du Nord, la Corée du Nord, le Cap Vert et la Libye. Après, bien sûr, il y a eu des tractations au détriment du Maroc et on est arrivés à 43 pays, ce qui a obligé Sa Majesté à proposer le référendum. Mais j’estime que c’était une erreur de permettre à l’OUA de revenir dans le débat, alors que nous étions aux Nations unies.

Pensez-vous que l’Algérie finira par accepter la proposition marocaine ?

J’espère que j’ai tort, mais je ne pense pas que l’Algérie changera jamais de position. C’est enraciné dans leur esprit. J’ai fréquenté le Président Bouteflika en tant que ministre des Affaires étrangères. Malheureusement, ils ont une dent contre le Maroc. Je ne sais sur quoi elle est basée. En fait, la grande erreur que nous avons commise est de ne pas avoir négocié avec la France en 1958. C’est une occasion ratée qu’on paye très cher. Le Sahara, nous y sommes, nous y restons. Ce que je crains, c’est que cette autonomie interne ne fasse boule-de-neige et que d’autres régions réclament la même chose. Mais dernièrement, la position des Etats-Unis, de la France et de plusieurs pays européens a conforté le Maroc.

En quoi le Maroc a changé ces dernières années ?

Bien sûr que le Maroc a changé : depuis Skhirat, la population a presque doublé et deux générations ont vu le jour. La politique des barrages a produit des effets bénéfiques puisque, dans notre pays, personne ne meurt de faim. Il y a eu le gouvernement de l’alternance, présidé par Abderrahmane Youssoufi, une des principales figures de l’opposition depuis l’indépendance, à la fin du règne de Sa Majesté Hassan II. Il y avait quatre partis politiques et nous avons une trentaine actuellement. Le jeune monarque, Sa Majesté Mohammed VI, a opéré des reconversions dans un certain nombre de domaines en inaugurant une politique nouvelle, ce qui était inconcevable auparavant. Je pense, notamment à l’institution d’un organisme, l’Instance équité et réconciliation, qui a instruit plus de 160.000 dossiers, dont 10.000 devaient aboutir à des indemnisations, d’autant que sa présidence a été confiée à feu Driss Benzekri, figure pétrie du sens de la dignité humaine, qui avait passé dix-sept années en prison pour ses idées. Je pense également à l’institution de la commission chargée de se pencher sur le domaine éducatif, plaie des différents gouvernements qui se sont succédés depuis l’indépendance, et qui a préconisé un plan radical de réformes à mettre en œuvre. Je retiens aussi le lancement d’un vaste programme d’investissement dès le début du règne, avec l’inauguration de chantiers d’envergure colossale (Tanger Med, Bouregreg…), de nouvelles infrastructures portuaires, de nouvelles routes, l’électrification de zones rurales et le tourisme… Par ailleurs, l’amélioration de l’environnement des investissements a eu pour conséquence le drainage de capitaux beaucoup plus importants ces cinq dernières années que pendant un quart de siècle. En outre, je salue la mise en oeuvre d’un programme large de réformes sociales, dont l’INDH, défi majeur du Maroc moderne pouvant générer des bénéfices sociaux et économiques pour la classe la plus déshéritée de la population. Enfin, je suis sensible à la promulgation du statut personnel de la femme, ou Moudawana, qui constitue un premier jalon des droits de la femme, contribuant notamment au recul de la polygamie. Mais cela reste insuffisant car, de nos jours, la femme marocaine joue un rôle au moins aussi important que l’homme.

Regrettez-vous quelque chose au cours de votre vie publique ?

Oui, un geste. Parce que, trois jours après Skhirat, nous avons été appelés, Driss Slaoui, moi et le général Oufkir, auprès de Sa Majesté, afin de le rejoindre à une ancienne caserne près de la plage. Il nous a dit qu’un tribunal militaire avait siégé la nuit, présidé par Oufkir et composé de Dlimi et de trois autres haut gradés, et qu’il avait condamné les mutins à mort, lesquels allaient être fusillés. Contrairement à ce qui a été dit, le Roi Hussein n’a pas assisté à la fusillade. Les seuls qui ont assisté sont le général Driss, le général Oufkir, Driss Slaoui et moi. Je regrette un geste envers un officier mutin. Il s’est adressé a moi en disant : « ne croyez pas que vous avez sauvé votre tête ni celle de Hassan II, le peuple vous aura». A ce moment-là, j’ai craché par terre, par réflexe. Je le regrette et je m’en excuse auprès de sa famille.

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