Pierre Bergé : une passion marocaine

by Abdelhak Najib

Entre Pierre Bergé et le Maroc, c’est une grande histoire d’amour. Installé en partie à Marrakech depuis plus d’un demi-siècle, Pierre Bergé revient dans cette interview sur sa relation avec la ville, sur Yves Saint Laurent et son héritage, sur le Jardin Majorelle, le musée berbère et ses projets d’avenir. Il parle aussi  de sa vision du monde, de son parcours, de ce qui le touche et l’énerve…Bref, Pierre Bergé se livre, avec subtilité et beaucoup de profondeur sur qu’il est et ce qu’il pense. 

Parlez-nous de votre parcours et surtout comment vous avez découvert le Maroc ?

Je suis venu en vacances au Maroc comme beaucoup de gens. J’ai fait ce que je n’aime pas que les autres fassent. Je suis venu me mouiller à la piscine. C’est aujourd’hui tout ce que je déteste, mais enfin ça a vite changé puisqu’un mois après, je suis revenu avec Yves Saint Laurent. Un mois après on était propriétaires d’une maison. Le coup de foudre a été immédiat, les décisions rapides…

Vous êtes arrivé à Marrakech dans les années 60 ?

En 1966, c’est-à-dire, ça fera exactement 50 ans au mois de février 2016.

Mais qu’est ce qui a fait que ça s’est déroulé très vite et vous avez décidé de rester?

Je ne sais pas, c’est le coup de foudre, le coup de foudre dans la vie. On ne se demande pas, après il y a des divorces, ça c’est sûr. On en connait beaucoup. Mais là c’est un coup de foudre qui a été concrétisé, qui s’est complètement solidifié. Et après une maison acquise, il y a eu une autre. Et après une autre, il y a eu une autre.

Et puis il y a eu l’aventure du jardin Majorelle qui a été énorme. Aujourd’hui, en plus du jardin Majorelle, qui est une grande aventure, il y a la fondation Jardin Majorelle que j’ai créée en 2011. En plus de cela, je suis en train de créer un musée Yves Saint Laurent qui devrait ouvrir à l’automne 2017.

Quel est le sens et l’importance de cette aventure du jardin Majorelle ?

Nous avons Yves et moi, beaucoup aimé le Maroc. Ne disons pas n’importe quoi, plus cette ville (Marrakech, NDLR) que le Maroc. Nous connaissions très mal le Maroc. Nous connaissions très très bien Marrakech et tout ce qu’il y a autour de Marrakech. Nous avons donc peut être découvert le jardin Majorelle.

D’une certaine manière c’était une découverte parce qu’il n’y avait personne. J’avais découvert que le jardin était ouvert au public certes. Je m’en souviens, ça coutait un dirham à cette époque. Il y avait juste un vieux gardien qui était là. Personne n’y venait, seuls des garçons marocains qui n’étaient pas bêtes et qui amenaient sur leurs vélos ou leurs vélomoteurs des filles sur leurs porte-bagages. Ça ne servait qu’à ça ! Et il n’y en avait pas tellement. Et des touristes, il n’y en avait absolument pas. Mais c’était pour ça d’ailleurs qu’on n’y venait pratiquement tous les jours, Yves et moi, au jardin Majorelle, à la fin de la journée. Et ça durait longtemps.

Vous habitiez alors dans la Médina ?

Tout à fait. Nous avions cette maison dans la Médina dar El Hanch, la maison du serpent , on y avait passé plusieurs étés, surtout le mois d’Aout. On s’était de plus en plus attachés à Marrakech. On a eu envie quand même d’un peu respirer. C’est là qu’on a acheté une maison, un jardin, une piscine. On s’est rapproché des gens de Majorelle qui étaient là exactement à coté. Ca s’appelait dar Es Saada. C’est là qu’on a habité en 1975.

Dar Assaâda, c’est la maison du bonheur!

Ça s’appelle la maison du bonheur. Je sais ce que ça veut dire. C’est la maison du bonheur…

Et en relation avec votre vie à Marrakech, avec votre amour de la ville, votre passion pour cette ville, vous prenez une maison qui s’appelle la maison du «bonheur»!

Arrêtons là les comparaisons. Et puis, nous continuons avec les jardins Majorelle. Oui, je m’en souviens, un jour, j’apprends que le jardin Majorelle va être vendu, qu’il ya un projet d’hôtel, avec des bungalows, une piscine au milieu… J’ai toujours le plan. Il est là, je vais le retrouver…

Vous avez décidé de sauver le jardin, qui était mitoyen à votre demeure, du reste ?

J’ai dit qu’on ne peut pas laisser faire ça. Alors je vous passe toutes les démarches, il n’y avait pas beaucoup de démarches à faire, du reste. Parce qu’après tout ce que j’ai fait, je l’ai acheté. Et à partir de ce jour-là, j’ai décidé d’abord de continuer à le faire visiter, parce que Majorelle, Jaques Majorelle a ouvert son jardin privé en 1947, pour que les gens puissent le visiter. Après, ce jardin a connu des fortunes diverses. Il a été vendu aux uns et aux autres.

J’ai aussi pris une autre décision beaucoup plus importante, pas le jour même. J’ai décidé de restaurer le jardin et de lui donner un autre aspect. Je ne voulais pas garder tout ça avec ces autobus qui arrivaient jusque-là tous les jours. Heureusement, il y avait une rue de l’autre côté, j’ai alors refait la porte. J’ai fait dessiner cette porte et ses entrées. Tout de suite, à partir de ce jour-là, ça a eu l’air d’un lieu pour touristes. La porte d’Eloïse, juste là, a changé et ça a conditionné tout le reste. Après j’ai eu la chance de trouver Abderrazak Benchaabane un marocain qui est botaniste, et qui m’a beaucoup aidé. Il a pris ce jardin en charge. Puis la grande chance que j’ai eu après, c’est d’avoir un ami que je connais depuis longtemps, qui était un paysagiste américain, qui s’appelle Madison Cox et je lui ai confié le jardin Majorelle. Il l’a pris en charge et s’est même installé en grande partie au Maroc.

Et puis il y a eu l’idée du musée ?

Oui, absolument. Pendant ce temps-là, nous avions décidé de transformer l’atelier de Jacques Majorelle en en faisant un musée. Donc on a fait un musée d’art islamique et ça a duré très longtemps.

En 2009-2010, j’ai eu l’occasion d’acheter une collection d’art berbère. Dès qu’on m’a proposé ça, tout de suite j’ai compris que d’une certaine manière j’accomplissais un geste politique… et moi ça me plait beaucoup parce que j’ai un passé politique et que j’essaye de défendre des minorités, toutes les minorités et que les berbères sont une minorité, qui ont connu beaucoup de difficultés, qui ont été ostracisés par les arabes, les Marocains d’ici mais ailleurs, les arabes… on les a empêchés de parler leur langue. Et le hasard a fait le reste, vraiment le hasard. En même temps, la nouvelle Constitution marocaine a reconnu les berbères, la langue berbère, l’amazighité comme fondements de l’identité marocaine. Aujourd’hui, dans les documents officiels, nous avons trois langues : la langue arabe, le français évidemment et l’amazighe. Vous savez, j’ai eu beaucoup, beaucoup de joie dans les jardins. J’étais très content de beaucoup de choses dans cette maison, mais l’une des plus grandes choses dont je suis le plus content, c’est ça. C’est-à-dire créer ce musée berbère. On a amené des petites choses et ce sont des petites choses qu’on trouve uniquement dans le seul musée berbère au monde. Il n’y en a pas d’autres. C’est déjà formidable.

Geste politique, humain, empreint d’une grande symb-olique pour vous ?

Vous savez, quand on a ouvert le musée berbère, il y a un type qui a une quarantaine d’années qui s’est mis à pleurer et qui m’a dit : « Vous ne pouvez pas savoir ce que ça fait pour moi. Je suis berbère et tous ces objets là, je les ai vus chez mes grands-parents, je n’aurais jamais pu penser qu’un jour cela puisse être exposé dans un musée ! ». Il faut voir le nombre de témoignages de ces berbères qui sont évidemment très heureux, touchés par ce musée. Et je suis très fier d’avoir fait ça, très content et fier. Parce qu’évidemment, j’ai le sentiment, très modestement je le dis, d’avoir aidé à réparer l’injustice, d’avoir permis à un peuple, qui était dans l’oubli, marginalisé, d’avoir une reconnaissance culturelle, c’est ce qui me plait.

Mais au-delà de cette action magnifique pour la culture amazighe et berbère au Maroc, vous avez un amour pour le Maroc et vous êtes l’un des plus grands défenseurs de ce pays…

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, je ne vais pas vous dire des choses très originales mais je vais vous dire que moi, j’essayais d’aider ce pays. J’ai essayé de comprendre ces gens, Je regrette de ne pas parler la langue très bien et parfois de la lire, ce que je regrette beaucoup, mais j’ai essayé d’aider ce pays, d’aider ces gens et de les comprendre. Et vous savez, quand beaucoup de gens me disent que Marrakech, ce n’est plus comme avant, qu’à Marrakech il n’y a pas ceci, il n’y a pas cela. Il n’y a plus de ceci ou de cela, je réponds, qu’il y a des universités, des hôpitaux, qu’il y a des écoles, des garçons et des filles qui parlent deux, trois langues. Et pour moi, c’est plus important tout ça. Vous savez, je déteste le touriste folklorique. Cela résume mon rapport à ce pays.

Vous avez vécu un demi-siècle à Marrakech, donc vous avez vu les changements, vous les avez accompagnés

Oui, j’ai vu les changements, donc je peux aussi me plaindre

Qu’est-ce qui vous pousse à vous plaindre ?

Je me plains beaucoup que les autorités marocaines (comment vais-je dire ça) ne comprennent pas ce pays, n’aiment pas ce pays. Si on parle de construction, ils laissent construire n’importe quoi, laissent détruire n’importe quoi. Qu’il n’y a aucune protection du patrimoine. Vous savez que j’ai fait une vente là, je vais vous dire quelque chose. Je devrais être triste, parce que j’ai 136 lots qui ont été classés par le ministère de la Culture qui sont empêchés de sortir. Et je devrais être triste, car cela a peut-être empêché de les vendre.

C’est la première fois que je suis content et que je dis «ENFIN». Il y a des gens qui me disent que je devrais appeler le ministre tel, mais je ne l’appellerai pas. Car je ne vais pas faire ce contre quoi je me soulève. Pendant tout ce temps, je reproche aux Marocains de ne pas protéger leur patrimoine. Pour une fois qu’ils le font même si j’en paye les frais, je m’en fous ! Dans la vie, je crois qu’il faut avoir des convictions. Il faut les défendre et leur être fidèle .C’est ce que j’ai fait toute ma vie. Mais, je peux reprocher beaucoup de choses aux Marocains.

Qu’est-ce que vous reprochez aux Marocains ?

Je leur reproche des choses, parce que je les aime, c’est tout. Je sais l’importance du chômage dans ce pays et je sais aussi qu’il faut trouver des solutions rapides à ce gros problème qui frappe de plein fouet les jeunes. Je reproche aussi au Maroc, mais ceci est inhérent à la pratique dans tous les pays arabes, l’importance de la religion. Parce que moi, je sais que la démocratie ne s’installe jamais, jamais, nulle part, s’il n’y a pas séparation de l’Etat et du culte. La vraie démocratie en France a été établie en 1905, avec la séparation de l’Etat et de l’Eglise. Alors je peux reprocher cela aux Marocains. Et je peux reprocher cela au Monde arabe. Je le vois en Tunisie, il y avait des tentatives de bon débat, qui essayaient de créer un pays laïc, mais ils n’y sont pas arrivés. Après il y a le Maroc, mais je sais que c’est très compliqué d’y arriver ici aussi. Donc je fais des reproches mais pas avec violence, car je sais très bien que si vous voulez faire la séparation des Etats ici, il faut beaucoup de temps. Et là il y a une chose que je dis et sur laquelle j’insiste, car je ne suis vraiment pas très d’accord avec beaucoup de gens. Pour la plupart qui croient que ce qui s’est passé en Libye, ce qui s’est passé en Syrie va installer un régime de démocratie, c’est une idiotie totale de croire cela. Je n’ai pas dit non plus qu’il y ait des pays qui ne sont pas faits pour la démocratie. Je ne peux sûrement pas dire ça. Je pense que tous les pays sont faits pour la démocratie et qu’ils méritent tous la démocratie. Mais je pense qu’il faut un temps pour tout. Je pense également qu’il y a des pays qui ne sont pas encore arrivés au niveau, au temps de la démocratie. C’est le cas des pays arabes aujourd’hui.

Et le Maroc, ne fait pas l’exception?

Le Maroc ne fait pas l’exception. Mais ça viendra.

Quelle lecture faîtes-vous du fait que le Maroc ait échappé à ce qu’on a appelé les printemps arabes ?

Vous savez très bien la lecture que je peux faire. Il y a quelque chose qu’on ne peut pas reprocher au Maroc. On ne peut pas dire qu’il a volé son pays. Et on ne peut pas dire qu’il a fallu un coup d’Etat pour y arriver. Elle est là l’histoire, voyez tous les gens qui ont été renversés : Egypte, Tunisie, Lybie, Syrie, ce sont des gens qui sont arrivés au pouvoir par un coup d’Etat d’une manière ou d’une autre. Ils sont donc illégitimes, le peuple ne les reconnait pas. Il ne faut pas oublier le fait que le Roi ici, soit Commandeur des croyants (Amir Al Mouminine)- et cela nous emporte encore dans un contexte religieux. Le peuple est donc attaché de manière très particulière à la monarchie. Et là, depuis presque cinq ans, nous avons un gouvernement islamique, récemment les grandes villes ont presque toutes été gagnées par des islamistes…

Cela pourrait-il changer dans les cinq prochaines années ?

Ecoutez, on ne peut pas prédire l’histoire. Tout peut changer. La vie de Sa Majesté le Roi conditionne beaucoup de choses, il est là ou il n’est plus là. Donc, on ne peut pas prévoir l’avenir et parier là- dessus. Mais enfin pour l’instant, il y a eu des attentats au Maroc, comme vous l’avez vus. Il y a sûrement dans ce pays des gens profondément islamistes. C’est un islamisme dur, sûrement. Mais enfin, je pense qu’aujourd’hui, les élus qui sont des élus islamistes, (et j’en connais deux) ne sont pas prêts à faire une révolution. Entre nous, qu’ils aient été élus ou qu’ils soient chefs du gouvernement, je ne vois pas beaucoup la différence que cela fait. Je ne l’avais pas non plus vue quand un Premier ministre était socialiste. Il faut quand même ne pas perdre cela de vue. Je veux dire que je suis là dans un pays où la puissance Royale est importante, sauf si on la détruit. Si ça arrive un jour, les cartes seront battues. Mais comme ça, il ne se passera pas grand-chose, soyez-en sûrs.

Et les relations du Maroc avec l’Europe et la France. Vous êtes l’un des grands défenseurs du Maroc à chaque fois que les relations entre Paris et Rabat passent par des zones de turbulences ?

Je suis un grand défenseur du Maroc. J’ai été comme le Maroc très choqué de ce qui est arrivé, ces derniers temps entre Paris et Rabat, à plusieurs niveaux. C’est le Maroc qui en a payé les frais. Mais moi, je suis choqué aussi par l’attitude de beaucoup de juges français, et je ne suis pas le seul! Il y a eu des choses absolument inadmissibles de la part des Français. Mais, aujourd’hui la réconciliation est totale. Dans les relations franco-marocaines, je suis plutôt vraiment du côté du Maroc. Je suis très content de savoir que les relations se sont apaisées.

Vous avez aussi pris des positions solides au niveau du journal Le Monde ?

AH, Le Monde ! C’est une autre histoire. Les journalistes du Monde font partie de ces gens, qui en principe, ne veulent pas entendre parler des conséquences. Et vous savez, en France, les choses sont comme ça ! Cela existe à droite comme à gauche. Vous prenez des gens de gauche. Il va y avoir des élections présidentielles, dans quelques mois, si toute la gauche faisait l’union derrière le président de la république actuel, je n’ai pas dit qu’il serait élu, mais il arrivera au second tour, c’est sûr. Si ça ne se fait pas, il lui arrivera ce qui est arrivé à Lionel Jospin En 2002. C’est à dire, toutes ces petites candidatures de gauche qui vont finir par lui faire perdre des points. Ces personnes vont vous dire cela. Ils s’en foutent. Ça ne les intéresse pas ce qui va se passer après. Ils ne voient pas pourquoi il faudrait aider François Hollande qui les a trahis, qui les a tellement déçus. Je ne dis pas qu’il faille qu’ils l’aiment. Mais il faut penser aux conséquences de nos choix et de nos actes.

Alors, pour le journaliste du Monde comme je l’ai expliqué, c’est pareil. Je pense que le devoir des démocrates, les gens qui croient à la démocratie, est de soutenir le Roi du Maroc car si on ne soutient pas le Roi du Maroc, on ouvre la porte aux islamistes. La réponse est toujours la même pour certains journalistes, « ça ce n’est pas notre problème! Nous, on dit ce qu’on a à dire aujourd’hui. » Pour ma part, je suis là pour vous dire que je suis totalement opposé intellectuellement à ce type de pensée. La fin ne justifie pas les moyens, les moyens ont toujours une fin. Je suis totalement opposé intellectuellement à cette manière de voir.

Revenons à vous et votre amour pour Marrakech, pour parler de Yves Saint Laurent, j’aimerai qu’on parle de son héritage, de la place qu’il occupe dans l’imaginaire marocain.

Pas seulement dans l’imaginaire des marocains. Vous savez, j’ai décidé à la mort de Saint Laurent de conforter son image, de développer sa « legacy » comme on dit en anglais, son héritage et le maintenir autant que possible, de maintenir sa flamme. C’est ce que j’ai essayé de faire. Donc ça durera ce que ça durera. Ce n’est pas non plus une illusion. Vous savez, Yves Saint Laurent a fait de la mode. Ce n’est pas un tableau, ce n’est pas une architecture qui peut transcender les âges. Mais Saint Laurent a fait plus que des vêtements. C’est aussi ça la vérité, s’il n’avait fait que des vêtements, je ne pense pas qu’on en parlerait. Il a quand même bouleversé totalement une attitude sociale à laquelle il a été complètement mêlé. Même si les gens ne le savent pas, même si les gens ne le comprennent pas, son importance dans la société est considérable. Les autres, je ne les ai pas connus en personne, mais ils n’ont aucune importance dans le métier, aucune importance dans l’esthétique, aucune importance dans la société. Et la plupart d’ailleurs, encore moins que ça, puisqu’ils se contenaient tous dans un panthéon où l’on n’habillait que les femmes riches.

Yves saint Laurent avait un vision de la mode et de ses implications sociales, humaines

Saint Laurent avait une chose très importance dans sa création. Il a dit un jour « Si la mode ne consiste qu’à habiller des femmes riches, alors c’est très triste ». Cette phrase, il l’a dite. Donc, c’est ça, Yves Saint Laurent. Les gens ne font pas l’analyse que je fais aussi clairement mais si aujourd’hui, les femmes sont toutes en pantalon, c’est grâce à Saint Laurent et personne d’autre.

Elles ne le savent pas. Mais c’est vrai, et ce n’est pas une question de porter du Saint Laurent, de porter des Jeans ce qu’elles veulent, mais il s’agit d’un changement social.

Ce changement social a entrainé dans son sillage tant de changements au niveau idéologique

Ces « tant » de changements idéologiques ! Parlons-en. Alors je ne vais pas vous dire, parce que ce n’est pas vrai, que Saint Laurent est responsable de bouleversements sociaux, mais il les a accompagnés. Je parle de plein de choses, des droits des femmes, surtout. C’est un grand bouleversement social et il a participé à ce grand bouleversement social par ses créations et sa vision du monde. Donc il est inscrit dans la lignée de ceux qui, philosophiquement, politiquement pour les uns, économiquement pour d’autres, esthétiquement comme vous voulez l’appeler, de ceux qui changent les choses et font évoluer le monde. Donc, c’est pour ça que je vous dis que ce n’est pas très difficile de maintenir cette flamme. C’est ce que je fais avec cette fondation que je transforme en musée. Voilà, cette fondation, elle a 13 ans et j’ai fait pendant 13 ans des expositions de divers artistes, de peintres, de photographes, de vêtements…

Ce musée est en marche ?

Le musée sera en marche à partir du mois de mars 2016. Ça sera le commencement. Et puis, je fais des expositions de Yves Saint Laurent à l’étranger. Une exposition qui va avoir lieu dans quelque temps à Seattle, aux Etats Unis. On m’a proposé une autre à Los Angeles. Et ici, je vais faire un peu plus que le musée, je pense à un petit centre culturel. Bien entendu, il y a aura une grande salle Saint Laurent, mais aussi une salle un peu indépendante des expositions temporaires où on peut exposer des choses de Yves Saint Laurent. On peut exposer également d’autres choses qui peuvent appartenir à de jeunes peintres marocains. Et puis, il va y avoir un auditorium de grande qualité accoustique, qui peut servir à faire venir des concerts, des chanteurs mais aussi des colloques. Comme vous le savez déjà, j’organise d’ailleurs deux colloques par an (un berbère et un botanique) et j’ai l’intention d’en faire plus, avec des conférences et du cinéma.

Comment se décline l’organ-isation de ce centre culturel ?

On aura quatre axe : L’un avec une bibliothèque arabo-andalouse qui remontre au 16ème siècle. Le deuxième axe, sera dédié à une grande bibliothèque de botanique et de jardin que je trouve légitime parce qu’il y a le jardin de Majorelle. Le troisième axe est consacré aux berbères, à leur culture et leur héritage.

Vous avez une telle détermination dans tout ce que vous faites, c’est ce qui explique l’aboutissement de tous vos projets et leur rayonnement international…

Je crois à ça. Je vais vous dire quelque chose, j’essaye de ne pas perdre l’argent, mais je n’ai jamais rien fait ici pour gagner de l’argent, et c’est comme ça qu’on va finir par gagner (rire) c’est toujours comme ça que ça se passe.

Finalement, l’image de Marrakech, c’est un peu grâce à vous et à Yves Saint Laurent que Marrakech est devenue le Marrakech connu dans le monde ?

Je ne dirai pas ça. Il ne faut pas exagérer… Malheureusement, je vais devoir vous répéter que c’est devenu Marrakech à cause de tous les hôtels de luxe qui se construisent. Evidemment, il y en a des beaux et des moches. J’en ai vu un très, très beau ce matin avec un beau jardin. Je ne peux pas dire cela de tous car il y a de bien moches. C’est ce que les gens veulent, je sais très bien ce que les gens veulent. Ils viennent là, ils veulent du soleil, mais ils n’aiment pas le Maroc… Aimer le Maroc, c’est participer à lui conserver son âme, sa culture, son identité, l’aimer pour son authenticité et surtout chercher à le connaître profondément.

C’est dans cet esprit que vous lancez ce grand projet dédié à l’art berbère ?

J’ai beaucoup de projets dans ce sens. J’ai ce projet de musée… et je le fais voyager dans le monde. J’ai déjà fait deux expositions, une à Paris, une autre au royaume du Bahreïn, qui s’appelle « Femmes berbères du Maroc », c’était une magnifique exposition. Je l’ai envoyée à Rabat après, mais un peu plus réduite, à la bibliothèque nationale du Royaume. Et je suis prêt à l’exposer où on veut.

D’ailleurs, je cherche où l’exposer parce que je trouve que c’est très important de le faire pour découvrir toute la richesse de cette culture.

Mais votre relation avec le Maroc ne s’arrête pas à Marrakech. Il y a Tanger aussi.

Oui, absolument. Ma relation avec le Maroc, c’est aussi ma relation avec Tanger, parce que c’est une ville que j’ai connue très tôt. Presque en même temps que Marrakech. C’est une ville qui m’a beaucoup séduit.

Vous l’avez aimée pour les mêmes raisons que Marrakech? Qu’est-ce qui vous a touché à Tanger ?

J’ai été séduit par cette ville libre même si elle ne l’est plus comme avant. C’était une ville qui n’avait pas une véritable identité. Elle n’était ni marocaine, ni espagnole. Un peu anglaise et un peu française. Donc, elle était tout ça à la fois. Elle m’a beaucoup séduit, grâce à ce subtil mélange de tout cela. Sans oublier que la région est magnifique, c’est quand même là que les deux mers se rencontrent. Et puis là aussi, j’ai dû faire quelque chose. Parce qu’elle allait être fermée et tomber en ruines, j’ai acheté une librairie (la librairie des Colonnes NDLR) pour lui donner une seconde vie.

Finalement, c’est encore une fois grâce à vous que ce lieu n’a pas été détruit. C’est grâce à vous qu’un patrimoine de la mémoire marocaine reste aujourd’hui ouvert.

Je l’ai fait pour deux raisons : la première que vous venez de dire. C’était un vrai patrimoine. Quand je suis venu au Maroc, à Tanger au début, c’était un patrimoine historique. La deuxième raison : C’est parce que le directeur, de la librairie des colonnes s’appelle Simon-Pierre Hamelin. C’est quelqu’un que j’ai trouvé merveilleux. Lui aussi est resté à Tanger par amour. Sans lui, je ne l’aurai pas acheté, car il faut trouver quelqu’un pour porter ce type de projets. Il ne faut pas qu’il y est n’importe qui.

A chaque fois que vous êtes dans un projet de passion, la rencontre humaine est toujours décisive pour vous.

Toujours. Obligatoire.

La librairie des Colonnes, c’est aussi votre amour pour le livre.

J’ai une passion pour les livres, ça c’est sûr !

Aujourd’hui, avec ce demi-siècle au Maroc, quel message donner à toute cette génération marocaine qui est assoiffée de démocratie, d’ouverture, de plus de tolérance et de culture. Quelle leçon pourrait-on tirer de cet héritage ?

D’abord, je dirai aux Marocains : « soyez fiers de votre pays ». Et il ne faut pas prendre ça dans le sens de « méfiez-vous de ce qui vous arrive, de l’Amérique, de ceci ou de cela». Non, cela veut dire, Soyez fiers de qui vous êtes. Je leur dirai : «faites tout pour que votre pays connaisse la démocratie un jour ». Et ça c’est une idée politique.

Qu’est ce qui pourrait rendre les Marocains aujourd’hui fiers de leur Maroc ?

Oui, je comprends ce que vous voulez dire par cette question. Car j’ai compris que vous voulez dire davantage le passé que le présent. Oui, je suis obligé de dire que vous avez raison. Car davantage de choses pour être fiers dans le passé que dans le présent. Mais, il faut aussi se dire, peut être, que dans le Monde arabe, le Maroc jouit d’une position très particulière puisqu’il est un peu à l’abri des conflits, géographiquement mais pas idéologiquement. Mais c’est peut-être parce que c’est là qu’il peut jouer un rôle. Je sais évidemment que le Maroc ne possède pas de pétrole, je connais les problèmes économiques au Maroc. Je sais malheureusement que dans ce pays, seuls les riches possèdent beaucoup de choses, mais il peut y avoir des bouleversements et peut être que le Maroc peut enclencher ces mouvements-là.

Il en a les moyens historiques ?

Les moyens historiques, ça, c’est sûr.

Ceci nous amène à parler du Sahara.

Comme j’étais tout à fait, tout à fait du côté du Maroc. J’ai soutenu la marche verte et toute sa symbolique.

Parlez-nous de cet épisode ?

Je me souviens de cette période en 1975. Au moment où on est allé voir dehors ce qui se passait. Oui par la petite porte derrière la piscine dans cette même maison, on est sorti et on a vu cette marée humaine. C’était bouleversant et puis la suite encore plus. A mains nues, les Marocains et Marocaines sont venus prendre un territoire qui est le leur, c’est un exemple admirable. Je suis évidemment du côté du Maroc. Je ne suis pas du côté de l’Algérie. On ne peut pas être du côté de l’Algérie de toutes les manières, parce que c’est un pays lamentable, très riche mais les gens sont pauvres, alors que ce pays avait eu un passé complètement anti-colonialiste. Il faut que je le dise ce pays a eu grâce aux français qui étaient là, dans les peus de choses qu’ils ont fait de bien, ils ont apporté quand même un peu de culture en Algérie, mais aujourd’hui, tout est jeté à bas en Algérie. Et quand on pense que dans une ville comme Oran, il n’y a pas un cinéma, pas un seul cinéma ! Voilà ça se passe de commentaire !

Pensez-vous que ce conflit du Sahara s’achemine vers une solution rapide?

Je pense tout de même que le conflit du Sahara va se régler et en faveur du Maroc.

Qu’est ce qui vous fait penser que le conflit du Sahara va se régler ?

Même l’Espagne a pris partie du Maroc par la force des choses. Je me souviens toujours de cette phrase d’un parlementaire français que je n’aime pas beaucoup qui dit : « que vous fassiez quelque chose ou que vous ne fassiez rien, il y aura toujours une « solution » qui s’impose » et c’est la vérité.

Ce conflit dure depuis très longtemps, c’est l’un des plus anciens conflits au monde…

Le Maroc a beaucoup de qualités, beaucoup d’atouts historiques. C’est le premier pays au monde à avoir reconnu les Etats-Unis d’Amérique. Il avait envoyé à la cour de Louis XIV, une ambassade, tout ceci montre à quel point le Maroc avait vu juste bien avant d’autres pays arabes. Et maintenant, disons un mot, parce que je suis complètement anti-colonisation, je le suis viscéralement, le seul pays au monde, où on n’a pas à rougir de la colonisation, c’est le Maroc à cause de Lyautey.

A cause de Lyautey ? Expliquez-nous cela ?

C’est grâce à Lyautey que vous avez aujourd’hui le patrimoine que vous avez parce qu’il l’a protégé.

Notamment, Casablanca

Pas que Casablanca. C’est lui qui a interdit aux non-musulmans de pénétrer dans les mosquées. C’est lui qui a, dès son arrivée, fait dresser avec un architecte français qui s’appelait Laprade, les plans des maisons arabes et des monuments arabes dans tout le Maroc. C’est lui qui a respecté la religion, la culture et l’identité des Marocains parce que dans d’autres pays : en Algérie, en Indochine, en Afrique, c’est honteux ce que le colonialisme a fait.

Vous avez parlé de deuxpuissances importantes, les Etats-Unis et la France, vous pensez que leur appui apporte aujourd’hui beaucoup au Maroc comme avant?

Et bien oui, je le pense. Je ne sais pas, s’ils appuient le Maroc autant qu’avant mais bien sûr que ça apporte beaucoup, plus la France que les USA, parce que le lien avec la France est beaucoup plus profond.

Je ne vous demanderai pas de nous faire une synthèse d’une vie parce que c’est difficile mais qu’est ce que la vie vous a appris de fondamental à transmettre aux générations futures ?

Mais qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je ne sais pas ce que la vie m’a appris, pas du tout. Je ne sais pas si d’ailleurs je suis autorisé à apprendre quelque chose aux générations futures, mais enfin bon, comme je vous l’ai dit tout à l’heure la vie m’a appris à avoir des convictions. Vous me direz, vous les avez dans tous les sens, à savoir défendre des choses, essayer de rester du bon coté… Moi je pense qu’il y a une ligne de démarcation virtuelle qu’on ne doit pas franchir. Voilà tout ce que j’ai à vous dire là-dessus : on est du bon coté ou on est du mauvais côté. Comment ça se passe je n’en sais rien.

Ce sont des choix ?

C’est un choix. Je pense que la vie m’a appris aussi qu’il ne faut pas avoir beaucoup d’exigences, cela ne veut pas dire qu’il faille composer, mais il faut avoir plus de patience. Je n’avais pas de patience autrefois, mais je suis devenu un peu plus patient, parce que c’est comme ça.

Vous savez, si on prend aujourd’hui le gouvernement français. Je suis un homme de gauche. J’ai voté pour François Hollande. Je voterai pour François Hollande. C’est un de mes amis, hier aujourd’hui et demain. Je ne suis pas content de ce qui se passe. J’ai des reproches à faire. J’aurai beaucoup de reproches à faire aussi. Je ne les ferai pas parce que dans ce monde où l’on vit, tout le monde est à l’affût pour attraper la moindre remarque que l’on peut faire. Et je ne suis ni angélique ni idiot, mais on ne peut pas changer de camp comme ça. Non. Vous savez, dans la vie, il n’y a qu’une chose : il y a des goûts et des dégoûts. Et on peut changer de goût pour quoi que ce soit, mais on ne peut pas changer de dégoût. Pour moi ça c’est très important. Je vous ai parlé de démarcation infranchissable. Il y a des choses qu’on ne peut pas faire. Il y a des gens qu’on ne peut pas voir. Voilà !

Je vais vous demander de me parler de ce que vous pensez de Sa Majesté le Roi Mohammed VI ?

Je vais vous parler de Sa Majesté Hassan II tout de suite. Vous me donnez l’occasion de vous dire qu’heureusement, ça a beaucoup changé. Heureusement, nous ne sommes plus sous le régime de Hassan II. Je vous dirai aussi en ce qui concerne Sa Majesté le Roi Mohammed VI, comme pour François Hollande, on peut regretter certaines choses, c’est certain, mais il y a quand même des changements considérables, des avancées importantes qui ont eu lieu. Il faut le dire, les gens respirent mieux sous Mohammed VI, et c’est beaucoup tout ça. Je sais très bien que les gens veulent toujours davantage. Ils veulent plus et surtout ils le veulent tout de suite. Et bien, tout de suite, ce n’est jamais possible et davantage oui, ça le devient.

Je vais vous dire les choses comme elles sont. J’ai connu Sa Majesté le Roi Mohammed VI lorsqu’ il était Prince Héritier. Il était très jeune. Je lui ai fait visiter à lui et son frère SAR, le Prince Moulay Rachid les jardins Majorelle. Il devait avoir 13 ou 14 ans. Sa Majesté a toujours eu à mon égard, une attitude très bienveillante et je lui suis très reconnaissant pour cela. Mais le Maroc a changé et a amorcé d’autres changements grâce à Mohammed VI et cela, il ne faut jamais le perdre de vue.

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