Le dernier film de Nabil Ayouch, Everybody Loves Touda, a été présenté en avant-première au Megarama le 10 décembre, offrant à VH l’opportunité exclusive de découvrir cette œuvre et de partager sa critique. Nommé au Festival de Cannes en mai et représentant le Maroc aux Oscars, le film est désormais disponible en salles.
Arrivés à l’évènement, les invités traversent le mur des célébrités et le couloir des salles de projections. Une fois à l’intérieur, ils se ruent vers les fauteuils les mieux placés. L’atmosphère est pleine de vie, les gens se saluent, nos confrères de la presse installent leurs caméras, l’effervescence est palpable.
Des rires résonnent en fond, tandis que certains spectateurs impatients, murmurent des suppositions sur l’intrigue du film. Cette partition sonore est subtilement recouverte par la aïta de Touda. En attendant l’entrée des artistes, des extraits du film, la présentation du casting et les noms des sponsors défilent à l’écran pendant plus d’une heure.
20h12, la salle est comble. L’animatrice introduit l’équipe du film. Des mots empreints de sincérité sont échangés entre les membres du projet. Le spectateur assiste à un moment émouvant, témoin du travail acharné des acteurs, visible dans leurs échanges et dans la fierté qui se lit sur leurs visages.
De l’euphorie à la tragédie: une entrée marquante dans l’univers de Touda
20h43, le film s’ouvre sur de somptueux paysages marocains. La première scène débute à la lumière du jour, lors des festivités d’un petit village en montagne. Touda, le personnage éponyme, danse au rythme de la Taârija laissée en souvenir par Khadija El Bidaoui, paix à son âme, l’une des dernières grandes chikhates, décédée lors de la préparation du tournage. Elle faisait partie des coachs qui durant un an et demi aidèrent Nisrine Erradi à intégrer le personnage de Touda de manière organique.
Dans cette scène, la jeune femme est transcendée par ce moment éblouissant où elle savoure pleinement l’expression de sa sensualité à travers la danse et le chant, avant que le décor idyllique minutieusement installé par le réalisateur ne bascule vers l’obscurité totale.
On la retrouve à la tombée de la nuit dans une forêt, poursuivie par les hommes du village présents lors de la fête. Tentant de leur échapper, elle trébuche, amorçant ainsi la scène la plus dure du film. Plusieurs hommes la violent. Ce brusque changement de registre entre les deux premières scènes marque d’emblée la complexité et la dichotomie de la thématique, en introduisant le style du réalisateur. Il use du contraste extrême afin d’inviter le spectateur à explorer la zone grise: la nuance.
Sainte VS prostituée
Everybody Loves Touda souligne la question de « la chikha » à travers le personnage de Touda, qui se retrouve confrontée à une vision figée de son art. Nabil Ayouch part du constat qu’au sein
de la société contemporaine, la chikha est trop souvent réduite à l’image d’une femme à la morale douteuse, alors qu’elle incarne avant tout une artiste libre, pleinement épanouie dans sa féminité et souveraine de son corps. Dès lors qu’elle danse et chante sans aucune censure, s’affirmant avec force en tant que séductrice hors pair, elle est rapidement stigmatisée et qualifiée de prostituée. Le mot « chikha » est même dans certains contextes qualifié d’insulte, bien qu’il ne désigne tout bonnement des chanteuses, musiciennes et danseuses. Étonnamment, le paronyme
« cheikha », est un terme employé chez les musulmans s’appliquant aux savants, aux religieux et à toutes les personnes respectables. Un paradoxe qui illustre comment deux termes similaires peuvent avoir des connotations radicalement opposées en fonction d’un regard culturel.
Dans de nombreuses sociétés monothéistes, les femmes sont constamment assujetties à deux archétypes qui les enferment : la sainte et la prostituée. En imposant une telle dichotomie, la société limite leur liberté et leur permet rarement d’exprimer pleinement leur identité. Le regard posé sur une femme libre est souvent empreint de jugement et de gêne. Dans le film, la femme qui aide Touda à écrire ses textes incarne l’archétype de la sainte: ses cheveux soigneusement attachés en chignon, sa chemise et son petit col traduisent une image de douceur et de dévotion, elle est d’ailleurs celle qui garde le fils de l’héroïne, contrastant fortement avec l’audace de Touda. Cette opposition entre la « sainte » et la « prostituée » n’est pas seulement un problème de perception sociale, mais aussi une violence symbolique imposée aux femmes, les forçant à se définir par des critères étroits et stéréotypés. Un regard particulièrement lourd pour les femmes qui comme Touda, cherchent à se libérer de cette pression sociale et à vivre pleinement leurs passions sans être réduites à des cases imposées.
La thématique de la « chikha »: un hommage à la liberté féminine
Dès les premières scènes, le spectateur saisit la thématique poignante du film: celle du regard sociétal déformé porté sur les « chikhates ». Everybody Loves Touda rend hommage à ces femmes puissantes animées par une passion profonde pour le chant et la danse, et portatrices de l’urgence de partager leurs récitals à travers l’art de la aïta. Ce genre musical traditionnel marocain remonte aux régions rurales, où il a émergé comme une forme d’expression populaire et communautaire. Interprété par des femmes, il est lié aux célébrations, aux rituels et à la transmission orale de récits d’amour, de lutte et d’émancipation. Ces protagonistes importantes dans l’histoire du pays, ont été présentes dans tous les combats depuis le XIXe siècle, participant activement à l’évolution sociale et culturelle du Maroc.
La troisième scène du film dévoile Touda cherchant son chemin à la suite de son viol, puis se faisant raccompagner par un homme prévenant. Cette image de Touda qui se relève et reprend sa route après le drame indique au spectateur qu’il est face à une héroïne forte et résiliente. Cette représentation met d’autant plus en exergue la difficulté et la ténacité des femmes à s’affranchir. Les yeux rouges, gonflés par les larmes, le visage pâle et encore terreux, témoignent de sa souffrance. La caméra effectue un plan serré sur son visage, où l’on lit la douleur, le choc et la sidération de la tragédie qu’elle vient de vivre. Le plan se resserre progressivement, juste avant l’apparition du titre du film en rouge. Une couleur qui évoque à la fois la violence à laquelle les chikhates sont confrontées, mais aussi leur vitalité, leur force, leur courage et leurs sacrifices.
La mère courage
La relation mère-fils est par la même occasion au cœur du récit, et il est significatif que la première fois où l’actrice prend véritablement la parole, ce soit dans une scène où elle défend son enfant. Touda incarne véritablement la mère courage, prête à tout sacrifier pour offrir un avenir meilleur à son fils. Dans un acte déchirant, elle prend la décision de le confier à ses parents et de quitter son village pour rejoindre Casablanca, la ville lumière, dans l’espoir de vivre de son art et de trouver une école adaptée pour son fils, sourd-muet. Une telle décision remet à l’ordre du jour le manque flagrant d’infrastructures éducatives pour les handicapés. Tout au long du film, la chikha tente en vain de l’inscrire dans une école spécialisée.
La symbolique des vêtements et la stagnation de la protagoniste
Tout au long de sa quête vers l’élévation, Touda porte fréquemment la même djellaba bleue et un foulard à fleurs roses. Cette tenue vestimentaire inchangée symbolise en quelque sorte la stagnation à laquelle la jeune femme va se heurter au fil de son périple. Toujours en exploitant le contraste, lorsqu’elle arrive à Casablanca, une scène filmée dans un café met en évidence la différence entre les locaux et elle de par le vêtement. Elle est vêtue de son habit traditionnel et porte des boucles d’oreilles amazigh. Des éléments qui révèlent à la fois aux habitants et au spectateur sa singularité et ses origines d’ailleurs.
Everybody Loves Touda appel l’attention à maintes reprises sur la difficulté de la femme à s’émanciper et trouver sa place en tant que femme libre dans la société. À l’instar d’une scène où Touda rend visite à ses parents et que son frère refuse de lui parler, la désavouant en raison de son statut de chikha. Une autre scène accentue le patriarcat auquel elle fait face, lorsque le propriétaire d’une chambre délabrée, dans laquelle elle souhaite séjourner, lui explique qu’il n’a pas l’habitude de louer à des femmes célibataires mais qu’il fera une exception parce qu’elle a « un petit homme ». La femme trouve sa place uniquement au dépend de l’homme, dans le rôle de mère ou d’épouse.
Une quête sans fin
Le choix de plans-séquences prolongés, accompagné des nombreuses routes traversées dans le film, traduit le parcours ardu et semé d’embûches de Touda: un combat épuisant pour trouver une solution pour son fils, se faire une place dans son art et enfin obtenir le respect de son public. Un chemin qui semble sans fin et qui n’aboutira probablement jamais.
Le film se termine sur l’invitation de chikha Touda à se produire dans un hôtel luxueux de la ville, fréquenté par les élites. On l’observe dans un ascenseur, montant vers le sommet du building, vêtue pour la première fois d’un habit traditionnel très élégant, comme pour symboliser que c’est enfin son moment, son ascension.
La scène longue et présageant sa réussite, rend hommage au parcours intense et difficile de la jeune femme. Après tous ses sacrifices, il est temps pour elle de décrocher son succès. Sur scène, l’animateur présente la aïta de la chanteuse sous un tonnerre d’applaudissements, criant les mots suivants : « Everybody loves Touda », un clin d’œil au titre du film qui reflète les sentiments sincères des admirateurs des chikhates. Au-delà de cela, cette phrase sous-entend que tacitement tout le monde les aime, les écoute et les désire. Mais que publiquement elles demeurent stigmatisées, objectivées, réduites à combler les désirs des hommes.
Un point parfaitement étayé lors d’une séquence où Touda performe dans un cabaret et que son salaire dépend principalement des commissions perçues en incitant les clients à consommer,
plutôt que pour son art qu’elle crie haut et fort. Ce qu’elle exige avant tout, c’est crier ses poèmes, chanter et vibrer au rythme des instruments, et non pas se voir réduite à un objet du désir masculin en raison de sa volupté.
Le corps, la féminité et la lumière : une réflexion sur l’image et l’ombre
Le rapport au corps est également un sujet central mis en lumière par le réalisateur. Plusieurs scènes se déroulent devant un miroir, où l’actrice contemple son corps et embrasse pleinement sa féminité. Un détail particulièrement marquant réside dans le jeu d’ombres que le réalisateur manipule habilement. On remarque qu’une partie du reflet de l’actrice est toujours légèrement nébuleuse, faisant référence à la part sombre de son personnage. Bien qu’elle apparaisse lumineuse aux yeux du spectateur, elle porte en elle une ombre nourrie par son passé et ses cicatrices. Cette antithèse subtile rappelle que la lumière ne peut exister sans l’obscurité.
L’intensité du récit et le style du réalisateur : une immersion visuelle
Le thème du long métrage est puissant et l’intrigue captivante, en dépit de certaines séquences parfois trop longues qui ont perdu le spectateur en route. Le style du réalisateur, renforcé par un travail de post-production soigné, contribue à l’intensité du récit. Avec peu de dialogues, le film véhicule le message et l’émotion principalement par la force de l’image et le jeu d’acteurs. L’étalonnage quant à lui joue un rôle crucial dans la narration. Des couleurs sombres dominent lorsque l’héroïne fait face à la difficulté, tandis que des teintes plus lumineuses accompagnent les moments où elle se dirige vers l’élévation, notamment quand elle arrive à Casablanca sous un ciel ensoleillé.
-Alerte spoiler- Une lutte toujours d’actualité
La fin du film marque la chute de Touda. Alors qu’elle et le spectateur pensent qu’elle a enfin atteint son objectif, la scène bascule brutalement vers le lugubre lorsqu’un client lui propose de conclure la soirée à ses côtés en échange d’une grosse somme d’argent. Humiliée, elle quitte précipitamment la salle, on la suit jusqu’à sa descente dans l’ascenseur, où un gros plan sur son visage abattu et désillusionné exprime sa défaite. Everybody Loves Touda se termine ainsi, avec une héroïne de retour à son point de départ, sa quête ayant été vaine. Comme au début, on passe d’un espoir fugace à une fin morose. De la lumière à l’obscurité, de l’espoir au désespoir, de la joie à l’amertume. Par ce parallélisme, le réalisateur parvient à transmettre la frustration de la chikha au spectateur et plus largement de toutes les chikhates, la ramenant inexorablement à son point de départ, piégée dans le même cycle.
Ce choix de final, qui laisse le spectateur en haleine, revêt une problématique contemporaine non résolue. Malgré la passion et l’affluence des chikhates dans le monde de la aïta, leur image s’est dégradée au fil du temps. Elles ne sont pas reconnues à leur juste valeur en tant qu’artistes authentiques et peinent toujours à obtenir le respect qu’elles méritent, tant comme femmes que comme artistes. Dans Everybody Loves Touda, le réalisateur met à l’honneur ces pionnières qui furent les premières à oser aborder des thèmes subversifs tels que le désir, le corps et l’amour, des sujets omniprésents dans le film.
En conclusion, Everybody Loves Touda dévoile une réalité implacable: celle des chikhates qui, malgré leur talent et leur indépendance se retrouvent prisonnières des stéréotypes et du regard pesant d’une société qui ne cède pas de place aux femmes artistes et libres.
À travers le portrait poignant de Touda, Nabil Ayouch nous invite à repenser notre perception de ces artistes, tout en criant résistance face à une société qui refuse de les reconnaître à leur juste valeur.