Humoristes pionniers de la place : Distributeurs de rire & de la joie

by La Rédaction

« Face au rouleau compresseur de certains médias qui uniformisent et appauvrissent nos vies, en les enfermant dans l’obscurantisme téléguidé du privé, Jemaa al Fna oppose l’exemple de l’espace public qui invite à la sociabilité grâce à l’humour, la tolérance et la diversité créés par ses poètes, ses badauds et ses conteurs »  Juan Goytisolo

Tous les itinéraires s’y croisent, tous les chemins y mènent. Un immense théâtre en plein air où conteurs, acrobates, musiciens, jongleurs, charlatans…se produisent pour le plaisir du Marrakchi et celui de l’étranger de passage. On y savoure l’alchimie des couleurs du Sud, les senteurs d’épices et d’encens, les sons des tambours Gnawas et des clochettes des Gherrabs, les vendeurs d’eau, les saveurs des grillades de saucisses et de fritures de poissons. On vient y goûter surtout la parole offerte, la parole partagée. Le bar Sherazade, évoqué par Elias Canetti dans « les voix de Marrakech », a disparu, mais Jemaa al Fna continue toujours de fêter ses Mille et une nuits…

Inoubliables figures

Jemaa al Fna est la seule place publique, offrant mille et un spectacles, qui reste d’une tradition millénaire connue dans toutes les villes traditionnelles marocaines. Inscrite en 2001 patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO, grâce à l’acharnement de l’écrivain espagnol, marocain de cœur, Juan Goytisolo, elle essaye bien que mal de sauvegarder une spécificité unique au monde. Le premier témoignage écrit sur le sujet est du à la plume de Hassan Al Youssi. IL note dans « Al Mouhadart », « Je pris alors place dans un cercle « halka » imposant composé de curieux à l’écoute d’un viel homme qui leur racontait des histoires comiques. Il attira mon attention quand je l’ai entendu dire : cinq personnes dont un Fassi, un Marrakchi, un Arabe, un Berbère et un Drâwi, se rencontrèrent et se dirent que chacun de nous cite le mets dont il a envie…. ». Décidément rien n’a changé depuis le 17éme siècle. Hélas rares sont les écrits sur les grands personnages qui ont marqué l’histoire de la place. Grâce aux témoignages de quelques vieux Marrakchis essayons de ressusciter les figures, destins et numéros des plus connus :

Ben Hmama

C’est l’un des incontournables cheikhs du Hawzi, genre musical de la région de Rhamna dont s’est inspiré largement Hamid Zahir. Pour l’histoire Hamid Zahir à aussi débuté sa carrière à Jemaa al Fna tout comme Latifa Amal et autre grand chanteur amazigh Haj Omar Ouahrouch. Son cercle fut très accouru car le maâllem est un artiste total. Outre ses chants et danses, il s’accaparait de divers personnages avec des monologues, dialogues utilisant différentes voix tantôt de femmes tantôt d’hommes. A son actif quelques 78 tours que les amateurs sauvegardent avec jalousie.

Flifla

Visage des plus emblématiques de la place, il fait partie des Hlaikia qui ont exercé à la fois pendant la période du protectorat et celle de l’indépendance. Personnage atypique qui avait son cercle d’habitués assidus et fidèles. Ses blagues et vannes finirent par faire partie du répertoire commun, quelques une sont devenues même des proverbes. Insolent, il interdisait aux mineurs d’assister à sa Halka. On évoque les deux gros jumeaux qui ne rataient pas ses numéros. Au moment de payer, ils s’éclipsaient ! il les interpella une fois leur lançant, « Hé vous deux, ôtez-vous de mon horizon, vous m’avez l’air de deux grosses couilles. On ne rit pas avec la gueule, hakkou jnabkoum ».

Malik Jalouk

Pieds nus, yeux exorbités, habillé en tenue militaire, armé d’un sabre ou d’une mitraillette en bois, la roi Jalouk reste un personnage inoubliable. Haut en couleur , il trainait un fabuleux destin. Il évoque son pèlerinage à pieds et les anglais qui l’ont arrêté avant de traverser la mer rouge. C’était en 1956 au moment de l’agression de l’Egypte par l’Angleterre, Israël et la France. De ses errances, il apprit les dialectes de plusieurs pays, leur humour et leurs façons d’être. De là la richesse de son répertoire. Imitateur inégalable des voix d’oiseaux et surtout des sons de mitraillettes et autres obus. Il chantait aussi les refrains égyptiens en vogue et reprenait les sketchs de Mohamed Fawzi et Ismail Yassine dont le fameux « Houwa inta ih aâmmaha ? Ou mal ?fakerni oummaha ? ». Tayeb Seddiki avait organisé une tournée d’Ismail Yassine au Maroc.

A Marrakech, Abdellah Stouky a invité le comique égyptien chez lui et lui a fait la surprise de lui présenter Malik Jalouk. Se dernier le défia lui montrant qu’il était plus fort que lui. Connaissant à la virgule ses sketchs, il les joua devant un Ismail Yassine estomaqué.

Sarroukh

Athlétique, colosse et le cran « bola zéro », rasé et enduit de l’huile d’olive. On le surnomma la fusée car il sautait, à l’élastique, les badauds de son cercle et faisait le tour de la place telle une fusée. De là son surnom de Saroukh, la fusée. C’était l’époque du premier spoutnik lancé par les russes. On l’appelait aussi Taras Boulba et Antar tellement il était fort. Moulay Abdessalam venait apparemment de Tafilalet. Cherif et connaisseur du coran, il commençait par psalmodier ses verse ts. Personne ne l’écoutait. Furieux, il attrapa une fois un âne et le souleva d’un geste sur ses épaules ! Les braiments de la bête convoquèrent tout de suite un attroupement autour de lui. Il déposa l’âne et commença par insulter l’assistance, « bandes d’imbéciles, quand je récitais la parole de Dieu, personne ne m’écoutait et c’est les braiments d’un âne qui vous ont réunis. Etes- vous des êtres ou des animaux ? » Depuis son cercle ne désemplit pas ! Juan Goytisolo l’évoque dans son roman Makbara, dans son essai « chroniques sarrasines », ainsi que dans son film Alquibla…

Bakchich

Bakchich, le mot turc signifie pot de vin. Au Maroc, chez les arabes et chez les amazighs, il finit par désigner le comique, le bouffant qui fait rire par ses blagues, ses gestes…Houssein Bakchich est l’une des figures inoubliables de Jemaa al Fna. Comment oublier son bonnet de queues de vaches, sa jupe, son rouge à lèvres…Accompagné de son tambourin, il chante, danse, imitant les femmes, tout en racontant mille et une blagues, grivoises dans leur majorité. Ses phrases, lapidaires, défiait le pouvoir, tous les pouvoirs. S’il n’exerce pas à Jemaa al Fna, c’est à pieds qu’il sillonne le pays distribuant sa joie de vivre. De lui, heureusement, il nous reste quelques 45 tours que les fans sauvegardent avec beaucoup de nostalgie.

Mikhi 

Sa physionomie, sa gueule animalière, ses gestes…font de lui un personnage de dessin animé. De là son surnom de Mikhi, Mickey. Enfant du quartier Kanaria, il travaillait au cinéma Eden. Omar Mikhi Al marrakchi reste un artiste complet. Comédien, chanteur, danseur et joueur, virtuose, du tarr, petit tambourin, qu’il manie avec aisance lui administrant des coups avec ses mains, ses pieds, ses coudes, ses genoux et sa tête. Son cercle de jeunes et d’adolescents appréciaient surtout ses reprises des films. Des films qu’il visionnait plusieurs fois et qu’il racontait à a sa manière pour le bon plaisir de ses fans. Le travail au cinéma, les numéros de la Halka et sa langue grivoise, ne l’empêchent pas de lancer les appels à la prière à la mosquée Derb El Arsa au quartier kanaria.

Tabib Al Hacharat

Il porte un nom dont personne n’arrive à déchiffrer l’énigme, le docteur des insectes? Imbattable par ses trouvailles langagières, ses pastiches et surtout ses parodies du discours dominant, le docteur ne cache pas ses penchants de gauche. Nacerien, fidèle auditeur de Sawt al âarab, il décortique la géopolitique internationale à coup de blagues et calembours. Pour lui, les américains et les russes ne font que jouer aux cartes pour le partage de la planète. D’ailleurs son cercle d’habitués est constitué d’intellos de la place, étudiants, profs et autres écrivains et artistes dont surtout des militants de 23 mars.

 

Nakib Al Aatilin

Assis par terre, entouré d’une collection d’appareils de téléphones usagés, couleur noire, il ne cesse d’appeler maisons et administrations. Allo, lalla Sfia dort-elle encore ? Allo, le déjeuner est-il prêt ? Allo Lalla Khaddouj est toujours au Hammam ?…Appelle t-il ses femmes, des amantes imaginaires ? Il s’aperçoit des badauds qui l’entourent. Vous voulez du travail ? Je suis là pour vous en trouver. Il appelle, une administration pour demander ses besoins en main-d’œuvre. Il interpelle un jeune, t’a un diplôme ? Oui, une licence. Tu n’a qu’â l’offrir à ta mère pour te confectionner un talisman. Nous sommes dans les années

70. A un autre, il lance, toi je t’ai trouvé un boulot de berger. L’autre répond, j’ai quitté mon patelin justement parce que j’en ai marre des chèvres et moutons. Tête de mule, il s’agit de s’occuper d’un Jrou, petit chien, d’une comtesse de Gueliz…Un autre lui demande ce qu’il lui a trouvé, il répond, tu te fous de ma gueule, si je pouvais trouver du travail je le ferai pour moi-même au lieu de vous distraire, allez Hakkou jyabkoum…

Plus que des personnages, c’est des destins fabuleux, des trajectoires humaines originales. Des êtres, en marge de la société, dont la vie est faite d’errance, de liberté. Utilisant le rire comme exutoire, ils ne se posent aucune limite, transgressent les tabous religieux, sexuels et politiques. Une denrée rare, hélas disparue à jamais. Après sa participation au congrès des poètes en 1984, le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes n’hésita pas d’écrire dans un article, publié par El Pais le 27 septembre 1997, que « c’est Goytisolo qui a raison, la vie variée et fascinante de Marrakech est une préfiguration du monde métis du siècle qui va commencer. Recueillir les voix de ce monde c’est écouter celles de nos descendants dans un millénaire qui sera métis ou ne sera pas. ». Vibrant hommage à la culture orale et populaire que Marrakech partage avec le pourtour méditerranéen et les cultures amérindiennes.

Par Mohamed Ameskane

 

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